Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) édicte de nouvelles normes de pratique pour les intervenants œuvrant à l’évaluation des cas à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), des changements qui suscitent une grande inquiétude sur le terrain à l’heure d’une pénurie sévère de personnel.

Ces normes de pratique, qui constituent « un guide » et pas « un dogme », dit la directrice nationale de la protection de la jeunesse (DNPJ), Catherine Lemay, n’avaient pas été révisées depuis plus de 30 ans. La commission Laurent recommandait d’ailleurs de les revoir, dans le but d’alléger la tâche des intervenants.

« La société a changé, la pratique a évolué, les connaissances scientifiques en sciences sociales ont évolué aussi. Donc, à juste titre, Mme Laurent nous a dit, bien là, il serait temps de réviser ces pratiques », explique Mme Lemay, en entrevue avec La Presse.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La directrice nationale de la protection de la jeunesse, Catherine Lemay

Ces nouvelles normes, explique la DNPJ, ont pris des années à se construire et entreront en vigueur à la fin de septembre. Le MSSS a consulté une pléthore d’experts pour les élaborer. Ces nouveaux standards ont été édictés pour toutes les étapes d’un signalement à la DPJ et les différentes DPJ les ont d’ailleurs en main depuis le 3 juin dernier.

La Presse a demandé d’obtenir le détail de ces nouvelles normes, mais le MSSS a refusé, alléguant vouloir laisser le temps aux directions des DPJ de les transmettre aux membres du personnel. « On ne veut pas qu’ils l’apprennent dans le journal », illustre Mme Lemay.

Des changements à l’évaluation

Première étape de la trajectoire de la DPJ visant à expérimenter ces nouveaux standards de pratique : l’évaluation. C’est l’étape qui vient tout de suite après le signalement du cas d’un enfant, qui doit être jugé assez sévère pour être retenu. Par la suite, le cas se rend au secteur de l’évaluation, où les intervenants doivent déterminer si la sécurité ou le développement de l’enfant est compromis, et s’il doit donc être pris en charge par la DPJ.

À l’époque, ces normes prévoyaient que les parents devaient être informés d’une situation de compromission en 12 jours ouvrables. Sur le terrain, cette norme de 12 jours ne tenait plus depuis longtemps, admet Catherine Lemay.

C’est pourquoi le MSSS a opté pour un changement : on donnera désormais 21 jours civils aux intervenants pour faire savoir aux parents si la sécurité ou le développement de l’enfant est jugé compromis.

« Comprenez-moi bien, je ne demande pas à chacun des intervenants de prendre leur décision dans 21 jours. Je suis très consciente qu’en ce moment, les intervenants n’ont pas besoin d’une pression supplémentaire, dit Mme Lemay. Mais on s’attend, de façon générale, au Québec, que sur la moyenne de tout le monde, on soit autour de 21 jours pour prendre une décision. »

En théorie, on donne donc un peu plus de jours aux intervenants pour procéder. Mais dans la réalité, le processus d’évaluation s’étend sur beaucoup plus que 12 jours dans toutes les régions du Québec. La norme « officieuse » dans les DPJ pour le processus complet d’évaluation tourne autour de 45 jours, nous indique l’Alliance du personnel professionnel et technique (APTS), le principal syndicat regroupant les intervenants.

En Montérégie, par exemple, le processus total d’évaluation s’étend en moyenne sur 51 jours. À Montréal, la durée moyenne de l’évaluation s’élève à un peu plus de 27 jours.

Mais ces chiffres valent « pour tout le processus d’évaluation », rétorque Mme Lemay. « Les nouveaux indicateurs sont plus précis que ça. Dans le fond, 21 jours, c’est pour prendre la décision, pour l’annoncer aux parents. »

Pour prendre la décision toutefois, ne faut-il pas que le processus d’évaluation soit à peu près terminé ?

Actuellement, un intervenant peut prendre la décision et, parfois, il va aller prendre plusieurs semaines avant de rencontrer la famille. Nous, ce qu’on dit, c’est assurez-vous que dès que votre décision est prise, vous le dites à la famille.

Catherine Lemay, directrice nationale de la protection de la jeunesse (DNPJ)

Dans un dossier donné, l’intervenant peut ne pas avoir retranscrit ses notes, ne pas avoir rédigé le rapport final, mais au plan clinique, sa décision est prise, illustre la directrice de la protection de la jeunesse de la Montérégie, Marie-Josée Audette. « Ce qu’on veut, c’est qu’ils donnent à la famille un signal le plus rapidement possible. »

Des inquiétudes

Malgré les propos rassurants de Mme Lemay, ces nouveaux standards de pratique suscitent une inquiétude certaine sur le terrain, a constaté La Presse. Nous avons reçu plusieurs messages alarmés de la part d’intervenants à l’œuvre en Montérégie, la plus grosse DPJ au Québec, et l’une des rares régions où on a expliqué au personnel la nature de ces nouvelles normes.

« Avant, l’évaluation d’un dossier nous permettait de conclure sur la compromission d’un dossier à l’intérieur de 45 jours. Maintenant, on doit prendre une décision sur la compromission en 21 jours, jours de calendrier. Ça veut dire prendre le temps de voir tout le monde, de demander les archives policières, des centres hospitaliers, le plumitif, et d’avoir un rendez-vous avec nos chefs débordés pour discuter de la décision. L’impact : toujours plus de pression sur les intervenants qui restent et, inévitablement, on va de plus en plus couper les coins ronds, et ce, aux frais de nos usagers », dénonce un intervenant de la Montérégie.

« C’est sûr que les intervenants ont des inquiétudes, convient Marie-Josée Audette. Mais on ne fait pas ça en cow-boys, on avait du gros bon sens hier, on en a encore aujourd’hui ! » Elle tient d’ailleurs à saluer la contribution « majeure » des intervenants au cours des dernières années.

Les représentants de l’APTS sont également ulcérés de ne jamais avoir été consultés dans le processus. « Bien qu’on nous ait parlé de cette réforme il y a plus d’un an, notre organisation n’a pas été informée des mises à jour ni consultée. C’est un comble, quand on sait que l’APTS représente la quasi-totalité des gens concernés ! », s’exclame Sébastien Pitre, responsable du dossier protection de la jeunesse à l’APTS.

Le syndicat aurait dû être impliqué dans le processus. Cette façon de travailler en silo est inacceptable : si les standards ne sont pas adéquats, ce sont encore nos membres qui paieront les pots cassés.

Sébastien Pitre, responsable du dossier protection de la jeunesse à l’APTS

Rappelons que 1000 postes sont actuellement vacants à la DPJ, à l’échelle du Québec, dont 200 à l’évaluation. À Montréal, le tiers des postes sont vacants au secteur de l’évaluation. À Sept-Îles, 7 professionnels sont en place sur une équipe de 14 personnes dans l’équipe d’évaluation, dont 2 qui ne peuvent poser tous les actes professionnels. L’APTS, qui comptabilise des effectifs encore plus bas (3 intervenants en poste sur 15), dit craindre une « rupture de services » dans la région, ce que dément le CISSS de la Côte-Nord.

« Je suis préoccupée par certaines situations, dit Catherine Lemay. Je suis cela quotidiennement. Il faut éviter d’avoir des angles morts. »