« Le ministère des Transports du Québec (MTQ) est une roue de ciment que je dois pousser de toutes mes forces pour faire avancer les choses. »

La coroner Denyse Langelier a publié son premier rapport sur les dangers de l’autoroute 50 en 2013.

Depuis 11 ans, ses collègues et elle en ont publié 30, après chaque mort, selon une compilation du Bureau du coroner transmise à La Presse. D’autres enquêtes sont toujours en cours.

Chaque fois, la coroner Denyse Langelier y répète ses recommandations pour sécuriser le principal lien routier entre la grande région de Montréal et Gatineau, sur la rive nord de la rivière des Outaouais.

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Les dangers que représente l’autoroute 50 pour les automobilistes sont connus de longue date.

Plus les morts s’accumulent, plus la coroner durcit le ton. L’autoroute 50 souffre « d’une mauvaise réputation : dangereuse et mortelle », a-t-elle écrit en septembre dernier.

Et elle n’est pas la seule à la craindre.

« Le moins souvent possible. » « En aucun cas la nuit. » « Jamais. » Des élus de la région, des premiers répondants, des experts et des familles de victimes interrogés par La Presse évitent aussi de l’emprunter.

Le gouvernement provincial a annoncé vouloir élargir à quatre voies l’autoroute sur toute la longueur, tout en prévenant que cela pourrait prendre encore huit ans.

« Huit ans, ça n’a pas de bon sens », lâche la coroner.

D’ici là, aucune date n’a encore été fixée pour les travaux de sécurisation sur plusieurs tronçons, dont le secteur des Laurentides où Emmalee Scantlebury-Jacob, 25 ans, a perdu la vie en 2022.

La jeune mère de deux fillettes était passagère du véhicule conduit par son conjoint. Ce dernier a perdu la maîtrise de sa voiture. Sa petite Hyundai rouge a percuté de plein fouet une camionnette qui n’a pas été en mesure de l’éviter en sens inverse.

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La coroner Denyse Langelier

Aux yeux de la coroner Denyse Langelier, la pose de glissières médianes en béton ou par câbles afin de séparer les voies où la circulation est à contresens aurait pu sauver la vie de la mère de famille.

Les voies contiguës sont présentes sur environ 94 des 158 km que compte ce lien routier. Entre 9500 et 24 300 véhicules y circulent chaque jour, selon les secteurs.

De 2012 à 2022, ce sont 6835 accidents qui ont eu lieu, dont 34 mortels et 81 graves, selon des données obtenues par La Presse grâce à la Loi sur l’accès à l’information.

Maires au front

« C’est tellement fâchant de voir des enfants mourir parce qu’un idiot est pressé de dépasser pendant que le Ministère [des Transports] fait des études, encore des études, pour sécuriser la route. »

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Le maire de Grenville-sur-la-Rouge, Tom Arnold

À chaque nouvel accident mortel sur l’autoroute Guy-Lafleur – nom officiel de l’A50 –, le maire de Grenville-sur-la-Rouge, Tom Arnold, se fait un devoir de répondre aux appels des médias.

Même s’il « n’a plus de patience ».

D’ailleurs, l’élu de 64 ans « refuse de l’appeler autoroute ». « On nous promet une autoroute à quatre voies depuis les années 1960. Ma propre famille a été expropriée pour ça. »

En 1969, son grand-père est mort dans un accident sur la route 148 – qui relie Laval à Gatineau. À l’époque, c’était elle, la route « dangereuse » de la région.

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Étroites, les voies sont à peine plus larges que ce poids lourd.

« Tout le monde était content lorsqu’on nous a annoncé une autoroute à quatre voies », raconte-t-il. Mais avec une « autoroute » composée de deux voies exiguës où les gens roulent à plus de 100 km/h, « le danger » s’est juste déplacé de la route 148 vers l’A50, explique-t-il.

La mal-aimée

L’autoroute 50 a été planifiée dans les années 1960 et 1970, pour relier l'Outaouais aux Laurentides en passant par l’aéroport de Mirabel, « mais à la base, il n’y a pas beaucoup de gouvernements qui ont cru en ce projet, alors ils n’ont jamais investi l’argent qu’elle méritait », explique Pierre Barrieau, chargé de cours en planification des transports à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage à l’Université de Montréal.

« Le cœur du problème est là, résume l’expert, aussi président de Gris Orange consultant. Le gouvernement n’a jamais pensé qu’il y aurait le trafic pour justifier les quatre voies, alors il a fait des mesures d’économie d’échelle en faisant juste du deux voies, parfois du trois [voies], parfois un terre-plein, parfois pas ; sans continuité. »

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L’autoroute 50 comporte deux voies contiguës sur près de 60 % de son tracé où il est permis de dépasser sur certaines portions.

Le choix a été « politique », affirme le président de l’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec, Marc-André Martin. Il a consulté des confrères à la retraite. « Les ingénieurs en Outaouais n’ont pas recommandé une demi-autoroute, car ils anticipaient ce qui allait arriver : que ça allait être problématique d’avoir une autoroute qui rencontre », dit-il.

« Les ingénieurs qui travaillent en génie routier savent que ça ne se fait pas », insiste M. Martin. Ils étaient plutôt en faveur d’une nouvelle route nationale avec des gabarits plus larges – où les limites de vitesse auraient été plus basses.

En matière de coûts, « si vous mettez deux voies par sens avec un terre-plein au milieu, ça coûte le double du prix que de mettre deux voies exiguës avec des espaces de dépassement », souligne pour sa part Jean-Philippe Meloche, expert en économie urbaine et finances publiques locales.

Professeur titulaire au pavillon de la faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal, M. Meloche explique que le gouvernement a des chartes pour calculer « combien ça vaut de sauver des vies sur la route ».

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Jean-Philippe Meloche, expert en économie urbaine et finances publiques locales, et professeur titulaire à la faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal

Même si on peut dire qu’une vie, c’est inestimable, en termes de fonds publics, si ça coûte des milliards, on va décider plutôt de réduire la limite de vitesse, par exemple.

Jean-Philippe Meloche, expert en économie urbaine et finances publiques locales

Un élargissement d’autoroute, « c’est toujours plus facile à promettre en campagne électorale », dit le professeur. Car pour élargir l’autoroute sur toute la longueur, il faut « doubler tous les ponts au-dessus de toutes les rivières » et « ça coûte très, très cher ».

Des appels répétés à l’action

Dès 2017, les maires de plusieurs municipalités des Laurentides ont adopté des résolutions pour presser le gouvernement du Québec d’agir. En vain.

Depuis, les élus municipaux talonnent le parti au pouvoir – d’abord les libéraux, puis les caquistes – pour sécuriser le tronçon Mirabel-Lachute.

En avril dernier, pour une énième fois en sept années, les élus de la MRC d’Argenteuil ont adopté une résolution implorant Québec d’ajouter des glissières de sécurité flexibles d’ici à l’élargissement à quatre voies promis, à l’image du projet-pilote réalisé sur le tronçon de Gatineau en Outaouais.

Un projet pilote qui a sauvé des vies, soulignent-ils en insistant sur le fait que le « bilan routier ne cesse de s’alourdir » sur leur tronçon.

Dès le mois suivant, un nouveau drame leur a donné raison : trois des quatre membres d’une jeune famille de l’Ontario se sont tués sur ce tronçon dangereux.

Pas juste des statistiques

« Ce ne sont pas juste des statistiques, ce sont des enfants qui perdent un parent ; une femme qui devient veuve », ajoute la coroner Denyse Langelier.

À chacune de ses enquêtes, elle appelle la famille de la victime de la route pour lui expliquer les circonstances de la mort. Et chaque fois, son cœur se serre. « Si l’autoroute avait été bien sécurisée, ce ne serait pas arrivé », doit-elle leur expliquer trop souvent.

Ceux qui restent sont « marqués au fer rouge », insiste-t-elle.

En 2013, la coroner rencontre un ingénieur du MTQ qui lui remet un rapport datant de… 2008 concluant que la configuration de l’A50 sur les tronçons où les voies sont contiguës contribue à la gravité des accidents.

En d’autres mots, le MTQ reconnaît le problème depuis 2008.

La coroner ne prête pas d’intentions malveillantes aux fonctionnaires du MTQ, mais la « machine bureaucratique » est « tellement lourde » avec tous ses critères et normes à faire respecter, dit-elle, que la roue de béton sur laquelle elle pousse depuis 11 ans a à peine bougé.

Sur une « demi-autoroute », si on veut installer des glissières de béton au milieu, d’un point de vue technique, « ce n’est pas possible partout à cause des distances de dégagement, à cause des distances de visibilité horizontales, verticales, dans les courbes », explique Marc-André Martin. Il y a aussi des enjeux de drainage de la route. « Ce n’est pas une solution viable à court terme », affirme-t-il.

On revient alors à la question des délais. Le dossier de l’autoroute 50 est géré par le bureau des grands projets à Montréal. « Le jour 1 qu’on enclenche un projet, ça prend de 7 à 14 ans en moyenne avant le début des travaux, explique M. Martin. Et sept ans, ce sont vraiment des travaux ordinaires. »

Sa solution : se remettre à faire des projets à l’interne. « On confie ça en sous-traitance, c’est très, très long. Juste les délais de vérification des contrats – je ne vous parle même pas d’ingénierie –, ce sont des années de plus », explique l’ingénieur de l’État.

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Marc-André Martin, président de l’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec

On devrait avoir les deux mains sur le volant et faire des projets plutôt que d’essayer de suivre des contrats alloués au privé et passer notre temps à faire de la bureaucratie.

Marc-André Martin, président de l’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec

Pendant ce temps, seulement depuis janvier, quatre nouveaux accidents mortels sont survenus sur l’A50. « Comme coroner, on se sent impuissant, conclut MDenyse Langelier. Tout ce que je peux faire : taper sur le même clou jusqu’à ce que la recommandation soit appliquée. »

L’A50 au fil du temps

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L’autoroute 50 a été achevée en 2012. Dès l’année suivante, la nécessité de la sécuriser a été soulevée.

  • Années 1960 : naissance du projet
  • 2005 : début de la construction entre le secteur Masson de la ville de Gatineau et Lachute
  • 2008 : un rapport du ministère des Transports du Québec conclut que sa configuration sur les tronçons où les voies sont contiguës contribue à la gravité des accidents
  • 2012 : parachèvement complet
  • 2013 : premier rapport de la coroner Denyse Langelier sur ses dangers et la nécessité de la sécuriser
  • 2017 : plusieurs maires des Laurentides adoptent des résolutions pour presser le gouvernement du Québec d’agir
  • 2024 : après un énième accident mortel, la ministre des Transports Geneviève Guilbault promet de nouvelles mesures de sécurisation sur la 50
  • 2026 : la totalité des aménagements sécuritaires devrait être terminée
  • 2032 : l’élargissement complet devrait être terminé