Alors que Meta a supprimé l’accès aux contenus d’information partout au Canada, l’entreprise derrière Facebook et Instagram fait peu de cas des fraudeurs qui usurpent l’identité de médias comme La Presse, CTV et Le Monde.

Depuis le mois d’août 2023, dans la foulée du projet de loi fédéral C-18 – qui vise à forcer les « géants du web » à indemniser les médias pour le partage en ligne de leurs articles –, toutes les nouvelles canadiennes sont bloquées sur les réseaux sociaux de Meta. Toutes ? Certaines, entièrement fausses, réussissent à se frayer un chemin jusqu’aux utilisateurs. Et Facebook accepte l’argent de ces contenus « commandités » émanant de pages piratées.

Des publicités qui vont et viennent inventent notamment une entrevue que l’animateur Normand Brathwaite aurait prétendument donnée à son collègue Guy A. Lepage sur le plateau de Tout le monde en parle. « Ses déclarations devant tout le monde ont affecté sa vie. Est-ce la fin de tous ses mérites ? », demande-t-on dans une accroche invraisemblable attribuée à La Presse sous le titre « Scandale mondial : une confession inattendue ».

CAPTURE D’ÉCRAN DE FACEBOOK

Fausse nouvelle attribuée à La Presse impliquant Normand Brathwaite

Selon le compte rendu de la soi-disant entrevue, M. Brathwaite aurait trouvé une faille dans le système monétaire mondial pour s’enrichir grâce à la cryptomonnaie.

« Au cours d’une discussion animée, Guy A. Lepage a mis en doute la véracité des propos de Normand Brathwaite, le traitant de menteur devant des milliers de téléspectateurs en direct », raconte le texte mensonger. « En réponse à cet incident, la direction de la chaîne de télévision a décidé de retirer l’interview de l’antenne, refusant de commenter la situation et le comportement de Guy A. Lepage. »

CAPTURE D’ÉCRAN

Les fraudeurs ont emprunté l’environnement de La Presse.

L’article bidon mène à une page où l’on vante une « plateforme de trading » qui fait gagner « entre 850 et 2100 $ par jour » en échange d’un « investissement » de plus de 300 $. Le but ultime des fraudeurs est de faire atterrir les internautes sur un site transactionnel factice où des informations bancaires sont demandées.

CAPTURE D’ÉCRAN

Dans l’article bidon sur Normand Brathwaite, Ky Harlin, scientifique de données (BuzzFeed, Condé Nast), apparaît sous le nom fictif de Martin Walsh, « éditeur de La Presse ».

« Le frère de mon gars de son à Belle et Bum a investi 300 $ là-dedans, raconte Normand Brathwaite, joint au téléphone. C’est comme ça que je l’ai appris. Une autre personne m’a aussi dit qu’elle avait mis de l’argent. »

Dans les réseaux sociaux, des victimes expliquent pour leur part avoir été victimes de « harcèlement » téléphonique de plusieurs numéros internationaux à la suite de leur dépôt.

Arnaque « grossière »

M. Brathwaite, qui se tient loin de Facebook, souligne que ce genre de stratagème est « triste » à la fois pour les victimes qui sortent leur portefeuille et pour les personnalités qui tentent d’être fidèles à leurs valeurs.

Quand je signe des contrats, on ne fait pas n’importe quoi. Je trouve ça profondément insultant parce que même si je savais c’était quoi, des bitcoins, et même si j’avais fait de l’argent, je n’en parlerais pas publiquement.

Normand Brathwaite, en entrevue avec La Presse

L’animateur Guy A. Lepage, pour sa part, a déjà été impliqué dans une fraude similaire au côté de Marie-Claude Barrette, comme le soulignait un reportage publié en septembre dans Le Journal de Montréal. Il se demande comment des gens peuvent embarquer dans une arnaque aussi « mal faite » et « grossière ».

Guy A. Lepage s’étonne néanmoins de voir ces fausses nouvelles « minables » survivre sur Facebook et Instagram au contraire des contenus authentiques. L’animateur fait d’ailleurs partie des personnalités qui participent à une campagne publicitaire « irrévérencieuse » de 12 médias canadiens pour « sensibiliser le public au fait que le blocage des nouvelles par Meta fragilise nos médias ».

Dans le cadre de cet effort de sensibilisation, des nouvelles aussi fausses qu’insolites appâtent les utilisateurs vers des capsules informatives – celles-là véridiques – des journalistes Noémi Mercier et Pierre Bruneau.

Ailleurs dans le monde

Dans le Canada anglais, une supercherie équivalente à celle mettant en scène Normand Brathwaite emprunte l’environnement de la chaîne de télévision CTV et convoque tantôt l’animatrice et cheffe cuisinière Mary Berg, tantôt l’acteur et producteur Howie Mandel. Des images caricaturales simulent même leur arrestation à la suite de révélations « scandaleuses ».

CAPTURE D’ÉCRAN DE FACEBOOK

Fausse nouvelle attribuée à CTV impliquant Howie Mandel

En France, ce sont Anne-Claire Coudray et Michel Drucker qui font l’objet d’un reportage fallacieux attribué au journal Le Monde. En Belgique, c’est plutôt la chanteuse Natalia Druyts qui sert d’hameçon par l’entremise d’un faux article du quotidien néerlandophone Het Laatste Nieuws.

Dans les publications destinées aux Québécois, l’adresse web www.lapresse.ca est affiché trompeusement. Or, contrairement aux reportages véritables du quotidien, ces fausses nouvelles n’ont eu aucun mal à se faufiler sur Facebook. Les publications apparaissent en bonne et due forme dans la Bibliothèque publicitaire de Meta.

Les contenus commandités émanent d’une page Facebook attribuée au photographe et chasseur de tempêtes Mike Olbinski, qui compte près de 100 000 abonnés. Le compte américain est désormais géré à partir du Viêtnam et de l’Indonésie, selon les informations de transparence affichées par Facebook.

PHOTO MIKE OLBINSKI, TIRÉE DE SON COMPTE FACEBOOK

Le photographe américain Mike Olbinski

« Ma page est piratée depuis deux mois maintenant », explique par courriel le véritable Mike Olbinski, qui dit avoir payé pour s’abonner à Meta Verified et obtenir davantage de soutien. « Je n’ai reçu aucune aide », regrette-t-il. « Dans ses courriels, Meta me dit qu’elle enquête, mais rien ne change. Bien que la page publie arnaque après arnaque après arnaque, ils ne font rien. C’est dégoûtant. »

CAPTURE D’ÉCRAN DE FACEBOOK

Malgré un tas d’échanges courriel avec Meta Business Support, Mike Olbinski est incapable de récupérer l’accès à son compte professionnel, aujourd’hui aux mains de fraudeurs.

Des internautes ont contacté La Presse pour savoir si les propos de Normand Brathwaite à Tout le monde en parle étaient authentiques.

Par l’entremise d’un formulaire de signalement, le contentieux de La Presse a demandé à Meta de « prendre les mesures nécessaires pour s’assurer qu’aucun utilisateur de la communauté Facebook ne puisse utiliser sans droit le nom, la marque et le logo de La Presse dans le cadre d’une publication publicitaire frauduleuse ».

Puisque l’adresse URL fournie par La Presse pointe vers du contenu externe, « vous souhaiterez peut-être contacter le tiers responsable des éléments signalés pour résoudre votre problème directement avec lui », s’est contentée de répondre Meta. Des signalements similaires dans le passé, notamment pour une fausse nouvelle attribuée à La Presse et mettant en scène le chef ontarien Michael Bonacini, n’ont pas porté leurs fruits.

Meta n’avait pas répondu à nos demandes d’information au moment où nous écrivions ces lignes. L’entreprise explique toutefois sur son site web qu’elle « interdit les publicités qui incluent de fausses informations, car cette pratique va à l’encontre des Standards de la communauté ».

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