En cette fin de semaine de fête nationale, je vous propose dans ce texte plus long que d’habitude un petit rappel de ce que Mario Polèse, dont le livre devrait être une lecture obligatoire, appelle le miracle québécois.

Comme Boucar, le scientifique Mario Polèse est un immigrant. Enfant d’une famille autrichienne exilée aux Pays-Bas pendant la guerre, il quitte l’Europe pour New York avant de s’installer au Québec à la fin des années 1960. Il a posé ses pénates ici alors que les francophones se relevaient de deux siècles de domination par les anglophones.

Économiste et homme de politique, Polèse a été un témoin privilégié de cette métamorphose dont il raconte magistralement l’histoire deux générations plus tard. Lire cet essai intitulé Le miracle québécois m’a donné les clés pour une plus fine compréhension de cette société pour laquelle j’ai eu un véritable coup de foudre qui dure encore.

Peut-être parce qu’il est à la fois d’ici et d’ailleurs, Polèse pose un regard juste, tendre, sensible mais sans complaisance sur les pages qui précèdent la grande révolution québécoise. En fait, je parle d’une révolution, mais sur le chemin qui a sorti le Québec de la pauvreté économique et intellectuelle, Polèse en identifie deux.

La première révolution, dite tranquille, accélérera la marche du Québec vers la modernité dès les années 1960. Elle y réduira rapidement le grand écart économique qui persistait entre les francophones et les anglophones depuis l’échec de la révolte des Patriotes et plus loin encore.

La deuxième révolution commence en 1976 avec l’élection du Parti québécois. Elle ne pouvait pas réussir sans la première, précise l’auteur. Avec l’adoption de la loi 101 en 1977, cette deuxième révolution s’attaquera aux anxiétés linguistiques, culturelles et existentielles des francophones.

C’est fort de ces deux puissantes ailes que le Québec prendra l’envol qui lui permettra de planer fièrement au-dessus des nations américaines dans beaucoup de domaines. On peut penser ici aux droits des femmes et des minorités sexuelles, mais aussi au partage de la richesse.

Parmi les armes d’émancipation massive, gracieuseté de ces deux révolutions, on peut citer la nationalisation de l’électricité et la construction des grands barrages qui font aujourd’hui du Québec une des nations qui a l’énergie la plus verte et la moins chère du monde occidental. Il y a aussi la commission Parent de 1961, dont le sociologue Guy Rocher aujourd’hui centenaire a été un acteur central, la création des cégeps pour une démocratisation de la formation scientifique et technique, la naissance du réseau des Universités du Québec en 1968, la création de l’École nationale d’administration publique (ENAP), de l’École de technologie supérieure (ÉTS) et de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS).

À ces nouveaux centres de formation, de recherche et d’excellence, il faut ajouter la déconfessionnalisation de l’Université Laval, de l’Université de Sherbrooke, de l’Université de Montréal et la transformation des commissions scolaires catholiques en commissions scolaires linguistiques.

De cet accès au savoir à chances égales naîtra une puissante énergie créatrice qui fera rapidement du Québec un pôle d’innovation, de recherche et de développement économique précurseurs de la naissance de Québec inc. On a travaillé à créer de la richesse, mais aussi à combattre les inégalités. Il y a de quoi être fier !

Le Québec est, par exemple, un champion et un pionnier dans la lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes. La Loi sur l’équité salariale, qui date déjà de 1996, en est un bon exemple. Alors qu’un tiers des travailleuses enceintes n’avaient pas encore droit au régime fédéral, le Québec a aussi adopté son régime d’assurance parentale qui a encouragé fortement les pères à s’investir un peu plus dans le développement socioaffectif de leurs jeunes enfants. L’équité salariale, l’assurance parentale et le réseau des garderies subventionnées seront de puissants leviers pour permettre aux femmes de trouver la place qui leur revient sur le marché du travail.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Le Québec est un champion et un pionnier dans la lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes.

Encore aujourd’hui, les statistiques nous rappellent que ces projets d’inclusion résolument féministes différencient le Québec du reste de l’Amérique et au-delà. De toutes les nations, rappelait Maxime Pedneaud-Jobin dans les pages du journal, seules les Suédoises ont un taux d’emploi (83,7 %) (légèrement) supérieur à celui des Québécoises (83,4 %).

En plus, contrairement à la norme en vigueur dans le reste de l’Amérique du Nord, les femmes québécoises ne portent pas le nom de leur mari. Elles sont parmi les plus libres et les plus affirmées de la planète.

Ici, l’accès à l’avortement et l’ouverture à la diversité sexuelle sont également parmi les plus avancés en Amérique. Dans le même texte, Maxime donne cette statistique remarquable : le Québec compte pour près de 20 % de la population du pays, mais abrite pas loin de 50 % des points d’accès canadiens à l’IVG !

Le secteur coopératif d’ici, un modèle économique qui mélange rentabilité et partage, est aussi l’un des plus importants en Amérique. Selon les données gouvernementales, environ 3300 coopératives et mutuelles sont actives au Québec. Cet écosystème moins néolibéral regroupe 8,8 millions de producteurs, de consommateurs et de travailleurs. Ces entreprises emploient plus de 46 000 personnes et ont un chiffre d’affaires annuel global de plus de 14,5 milliards. On retrouve ces coopératives dans les services financiers et des assurances, l’agroalimentaire, l’alimentation, l’habitation, l’industrie forestière, les services funéraires, etc. Si tout le monde occidental avait adopté ce modèle coopératif plus doux et un peu plus juste, gageons que le capitalisme aurait été moins dommageable pour la biosphère.

Selon le Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA), le Québec compte plus de 4500 organismes répartis dans toutes les régions. Ils contribuent à maintenir 54 000 personnes salariées qui sont soutenues par 425 000 bénévoles. Tous ces gens mettent leur temps et leur expertise au service de la solidarité économique et de l’inclusion sociale.

Il y a de quoi être fier.

Les Québécois se demandent parfois pourquoi ils sont les plus taxés en Amérique du Nord. Ça fait mal sur le portefeuille du contribuable, mais c’est la seule façon de construire une société paisible et heureuse.

L’État-providence est bien plus généreux au Québec que dans le reste de l’Amérique du Nord. Pensons ici à l’aide sociale, aux programmes de garderies subventionnées, aux congés parentaux partageables entre les deux parents, à la scolarité universitaire à faible coût, aux services dentaires gratuits pour les enfants de moins de 10 ans et les prestataires d’un programme d’aide financière, etc.

Toutes ces initiatives distinguent grandement le Québec du reste de l’Amérique du Nord. Une vision que le gouvernement canadien finit tardivement par copier. On peut mentionner ici la récupération du programme des garderies subventionnées et de l’aide médicale à mourir par le gouvernement de Justin Trudeau.

Au nom de ce devoir de solidarité, même quand il y a une injustice ailleurs sur la planète, les Québécois sont souvent ceux qui s’indignent le plus ouvertement en Amérique.

Deux exemples pour donner une idée. En 2003, par un temps glacial, quelque 150 000 personnes ont battu le pavé à Montréal pour s’opposer à la guerre en Irak. Par rapport à sa population, c’était probablement une des plus grosses manifestations planétaires contre cette agression américaine. À titre de comparaison, à peine 10 000 personnes étaient sorties à Toronto pour manifester leur opposition.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

En septembre 2019, quelque 500 000 personnes ont marché pour le climat à Montréal aux côtés de Greta Thunberg.

Pour la justice et l’action climatiques, 500 000 personnes ont défilé en 2019 aux côtés de la militante Greta Thunberg. Une démesure due à une sensibilité environnementale des plus aiguisées. Celle qui explique pourquoi le Québec est la première province canadienne à avoir adhéré à la bourse carbone et à s’être fortement opposée à l’exploitation des gaz de schiste. Pas surprenant aussi que ses bâtisseurs aient misé sur l’hydroélectricité à une époque où les énergies vertes n’étaient pas très en vogue dans le discours politique et scientifique.

Pendant qu’on parle de barrages, soulignons que dans la relation avec les Premières Nations et les Inuits, beaucoup de choses restent à faire. Mais, comme observateur venu d’ailleurs, il m’arrive de penser que le Québec a un rapport un peu plus sincère et égalitaire avec eux que les autres provinces, sauf peut-être la Colombie-Britannique. Du moins économiquement. La Convention de la Baie-James et du Nord québécois, celle du Nord-Est québécois et la Paix des braves ont ainsi été bénéfiques pour les Inuits, les Naskapis et les Cris.

La signature, le 18 février 2020, d’une entente avec les Cris d’un montant de 4,2 milliards pour les 30 prochaines années, en plein blocage ferroviaire des Wet’suwet’en, est une autre preuve indéniable de cette main un peu mieux tendue du Québec aux Autochtones.

C’est de nation à nation, et avec le sourire, que le premier ministre François Legault et le grand chef du Conseil des Cris Abel Bosum ont entériné cette entente baptisée la « Grande Alliance ». Une façon de travailler qu’Ian Lafrenière, député de Vachon et ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuit, pratique dans l’ombre avec brio.

Certains décideurs autochtones saluent et apprécient également l’approche du nouveau PDG d’Hydro-Québec, Michael Sabia. Il reste beaucoup de travail, mais si on accepte de regarder cette réalité de face, si difficile à entendre soit-elle, on peut lutter contre ces injustices historiques et faire marcher le Québec devant pour ce qui est de la réconciliation.

Oui, notre modèle social, notre système de santé, nos écoles et nos routes en arrachent de plus en plus.

On n’a pas besoin d’être économiste pour réaliser aussi que ce modèle progressiste qui fait la douceur de vivre ici commence à se fissurer de toutes parts et qu’il est peut-être temps de se retrousser les manches pour entamer la troisième révolution qui le remettra sur les rails.

Mais notre modèle de société mérite d’être célébré à la hauteur de l’exemple unique qu’il représente en Amérique. Le Québec, dit Mario Polèse, c’est l’histoire d’un peuple tombé dans un abîme, mais qui en est sorti grandi, sans amertume, sans esprit de vengeance. Ce qui s’est passé au Québec au cours des deux dernières générations relève du miracle, dit-il. Depuis longtemps, ajoute l’auteur, le Québec arrive en haut des classements de la liste internationale sur le bonheur des peuples. Au-dessus de la moyenne nationale canadienne. Les Québécois sont parmi les peuples les plus heureux de la planète. Le secret de cette félicité nationale qui commence à vaciller se trouve principalement dans le partage de la richesse.

Entendons-nous bien, je ne dis pas ici que le Québec est une nation sans reproche. Il y a beaucoup de choses à y corriger pour améliorer le vivre-ensemble et l’égalité des chances. On gagne d’ailleurs à éviter les braquages identitaires lorsque ces biais systémiques bien réels qui marquent encore notre société sont pointés.

Ce que j’essaye de dire, c’est que, sans être parfait, le Québec est indéniablement la nation qui a déployé la plus grande volonté de construire une société juste et équitable en Amérique.

C’est une réalisation extraordinaire qui mérite d’être célébrée et rappelée aux jeunes pour leur donner une certaine fierté d’appartenance et l’envie d’écrire la page qui suit en ces temps où notre système craque et montre des signes de grande vulnérabilité. Il faut sauver cette exception québécoise en Amérique qui a fait dire à Mario Polèse : « Comment ce peuple a-t-il réussi non seulement à survivre à l’ombre des États-Unis, mais aussi à construire (et à maintenir) une autre “Amérique”, plus petite certes, plus égalitaire et, si je peux me permettre l’expression, plus humaine ? »

Pour la réponse à sa question, je vous conseille de profiter de la fête nationale pour acheter et lire son excellent bouquin. En attendant, je vous souhaite une bonne fête nationale à tous et à toutes !