« Quelqu’un veut des oranges ? On en a trop… » June* propose les fruits à la ronde. Depuis samedi, les occupants du campement propalestinien de McGill ont reçu tellement de dons qu’ils ne savent plus quoi en faire. Des cruches d’eau. Des boissons énergisantes. Du café Tim Hortons. Des ponchos imperméables. Des chauffe-orteils.

À l’intérieur du campement boueux, des étudiants ont étendu des sacs de couchage sur des cordes, dans l’espoir un peu vain de les faire sécher entre deux ondées. Les pluies torrentielles de la nuit précédente ont eu raison de quelques tentes, mais pas de la détermination de leurs occupants.

« Il y a des juifs, des musulmans, des anarchistes, des gens que tu n’aurais jamais pensé voir ensemble, mais là, nous sommes tous ensemble pour la même cause, c’est super beau », me confie June, une étudiante d’origine palestinienne.

« On se sent vraiment aimés et soutenus. Il y a toute une communauté autour de nous », renchérit Blue*, une autre étudiante. Elle est là depuis le premier jour de l’occupation et compte rester jusqu’au dernier, parce qu’elle veut pouvoir contempler sa vie, plus tard, en se disant qu’elle a contribué à changer le monde.

Ce sont des spécimens de ce genre – jeunes, idéalistes, pacifistes – que j’ai observés mardi sur le campus de McGill.

J’ai donc bien du mal à concilier mes observations avec celles de l’Université, selon laquelle « il est indéniable que ces campements contreviennent tant à la liberté de faire entendre sa voix qu’à celle de se réunir de manière pacifique ».

Ce n’est pas du tout ce que j’ai vu ni entendu.

McGill soutient avoir visionné des vidéos comportant « des propos manifestement antisémites ». C’est possible – et totalement condamnable, si tel est le cas. Mais ce n’est pas davantage ce qu’a observé Scott Weinstein, un juif montréalais qui passe ses journées entières au campement, depuis samedi, pour soutenir les manifestants. « Il n’y a pas de menaces pour les juifs, assure-t-il, pas de menaces pour les étudiants. »

Scott Weinstein met l’Université au défi de diffuser les vidéos incriminantes. Il n’y croit pas. Et même si c’était vrai… ça ne serait pas représentatif de ce qui se passe, en ce moment, sur le campus du centre-ville de Montréal.

L’Université McGill commet une grave erreur en demandant l’intervention des forces policières pour démanteler le campement. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe à New York pour constater à quel point c’est une mauvaise idée.

L’Université Columbia, épicentre du mouvement étudiant propalestinien, espérait tuer la contestation dans l’œuf. Dès le 18 avril, elle a fait appel à la police de New York pour nettoyer son campus : 108 étudiants ont été arrêtés, du jamais-vu depuis les manifestations contre la guerre du Viêtnam. Des dizaines d’autres l’ont été mardi soir.

Columbia prétendait que les manifestants constituaient un « danger ». Pourtant, selon la police new-yorkaise, les étudiants arrêtés il y a deux semaines étaient pacifiques.

En tentant d’étouffer le mouvement, Columbia n’a réussi qu’à jeter de l’huile sur le feu de la colère estudiantine. Et pas seulement qu’à New York.

L’intervention de la police antiémeute a provoqué un électrochoc national. D’autres campements propalestiniens se sont mis à pousser – d’abord à Columbia, à nouveau, puis sur des dizaines d’autres campus américains. Samedi, le mouvement a atteint Montréal. Il n’a sans doute pas fini de s’étendre.

Le 23 avril 1968, des étudiants de Columbia ont été les premiers à manifester contre la guerre du Viêtnam. L’histoire leur a donné raison. Columbia a même installé une plaque afin de commémorer ce temps béni où de braves jeunes gens ne craignaient pas de tenir tête à l’establishment…

À l’époque, il faut le dire, les étudiants ramaient à contre-courant. En 1969, les trois quarts des Américains désapprouvaient leurs manifestations contre la guerre du Viêtnam, selon un sondage CBS mené cette année-là.

D’après un autre coup de sonde, une large majorité d’Américains blâmaient les étudiants pour le massacre de Kent State, survenu le 4 mai 1970. La Garde nationale, appelée sur le campus de cette université de l’Ohio, avait ouvert le feu sur la foule ; quatre étudiants avaient péri. Et ils l’avaient bien cherché, estimaient la plupart de leurs concitoyens !

Cinquante-quatre ans plus tard, les sénateurs républicains Tom Cotton et Josh Hawley somment le président Joe Biden de déployer la Garde nationale sur les campus pour mater une fois pour toutes les étudiants qui réclament la fin d’une autre guerre, à Gaza.

Et j’ai l’impression que, si on faisait un sondage, une bonne partie des Américains seraient parfaitement d’accord avec ça.

Les universités ont raison de ne tolérer aucune violence ou discours haineux. Elles s’inquiètent du climat que risquent de créer les campements propalestiniens sur leurs campus. On le comprend : depuis le déclenchement de cette guerre par le Hamas, le 7 octobre dernier, les tensions n’ont cessé de monter, au point où des étudiants juifs ne se sentent plus en sécurité dans leurs propres universités.

Mais la liberté d’expression ne vaut rien si on la tolère à la seule condition qu’elle ne dérange personne. La très grande majorité des étudiants propalestiniens tiennent des propos dérangeants et critiques envers les politiques d’Israël… sans que ces propos constituent un discours haineux pour autant.

Scott Weinstein, le militant juif rencontré à McGill, pense que trop de politiciens et d’institutions ont tendance à accuser les gens d’antisémitisme dans le but de censurer toute critique envers Israël. Il pense que les « crimes de guerre » perpétrés là-bas nourrissent dangereusement l’antisémitisme, ici. « Ça m’inquiète beaucoup, beaucoup », souffle-t-il.

On peut être d’accord, ou pas, avec son point de vue. On peut en débattre, vigoureusement.

Mais on ne peut pas lui envoyer les flics.

Sur le campus de McGill, je n’ai pas vu d’étudiants glorifier le Hamas ou demander que le peuple israélien soit annihilé. Je n’ai vu personne faire l’apologie du terrorisme.

J’ai vu des étudiants qui réclamaient, avec tout l’idéalisme de leur jeunesse, la fin d’une guerre qui a transformé la bande de Gaza en champ de ruines.

Qui sait, dans quelques décennies, peut-être se rappelleront-ils à notre souvenir comme ces braves jeunes gens qui ne craignaient pas de tenir tête à l’establishment…

*Les étudiantes ont refusé de donner leur véritable prénom par crainte de représailles.