Nellie Brière est passionnée de jeux vidéo. Mais jamais vous ne la verrez suer à grosses gouttes, la manette entre les dents, les yeux sautant frénétiquement d’un coin à l’autre de l’écran. À son sens, la séance vidéoludique idéale se compare plutôt à « lire un livre tranquillement ou boire un petit thé ».

Mitrailler les boutons du contrôleur pour dégommer du monstre à la pelle ou remporter des compétitions effrénées, très peu pour elle. Trop de stress. « Cet aspect me déplaît beaucoup dans les jeux vidéo. Il m’est arrivé de faire équipe avec des amis qui aiment manipuler la manette, tandis que je restais à côté pour résoudre les puzzles », se souvient la jeune femme, aussi connue pour son expertise des réseaux sociaux.

Un profil assez éloigné de l’image qu’on pourrait se faire du gamer habituel. Pourtant, une offre grandissante de jeux apparaît sur le marché pour répondre à ces aspirations au zen numérique interactif. Ainsi, c’est d’abord le jeu Machinarium qui a séduit Nellie Brière : on y contrôle un robot devant résoudre une série de casse-tête, dans des décors sublimes et une ambiance sonore envoûtante. Surtout, le tempo y est très posé, sans minuterie ni pression.

La joueuse s’est mise en quête de titres similaires, à tendance contemplative, et s’est ainsi lancée avec béatitude dans Journey, dans lequel on dirige un voyageur traversant des contrées époustouflantes, croisant parfois d’autres joueurs pour de l’entraide. « Je trouvais ça tripant, pendant la pandémie, de croiser de vraies personnes en jeu, surtout que c’est collaboratif, ce n’est pas pour s’entretuer comme dans Fortnite ! », apprécie celle qui a aussi adoré explorer les souvenirs enfouis du manoir de What Remains of Edith Finch, ou encore Stray, mettant en vedette un chat perdu dans un monde sombre et étrange peuplé d’automates.

On voit tout à travers les yeux d’un chat, on saute tranquillement sur des plateformes, on fait ses griffes sur des tapis, c’est relaxant.

Nellie Brière, passionnée de jeux vidéo

Petit à petit, on ralentit

Misant sur des mécaniques de jeu calmes et un rythme ralenti, enrobés dans des atmosphères visuelles et sonores souvent travaillées, ces jeux contemplatifs se sont multipliés dans les dernières années, répondant à des aspirations différentes des joueurs. Cette autre voie n’était pas pour autant inexplorée, selon Maxime Deslongchamps, chargé de cours à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) en création de jeux vidéo. Il note le retentissement auprès du grand public provoqué par Myst dès 1993. On y navigue librement dans des décors surréalistes, un peu sous la forme de diapositives, avec une trame narrative ponctuée de problèmes sollicitant les méninges. « Il y a un aspect artistique où l’on est moins dans un rapport de défi sensorimoteur, même s’il y a des objectifs et des défis stratégiques. Il y a quelque chose de plus que simplement devenir un bon joueur », explique l’universitaire.

IMAGE TIRÉE DE MYST

Le jeu grand public Myst, sorti en 1993, a marqué un tournant dans le jeu contemplatif.

Autre jalon : l’essor marqué des jeux indépendants à l’orée des années 2010, multipliant les expérimentations, en marge des studios à très gros budget. Ainsi naquirent les simulateurs de balade (walking simulators). « Ce sont les jeux de contemplation par excellence, parce qu’on marche simplement pour écouter le narrateur, incarnant souvent un personnage seul découvrant un monde inhabité, mais avec des traces de passage des autres, des fragments narratifs évocateurs ou suggestifs. On donne au joueur le temps de penser à tout ça, d’interpréter ce qui s’est passé, de se livrer à une contemplation artistique », détaille M. Deslongchamps.

Le rythme des parutions ne fléchit pas, et on remarque depuis 2017 une nouvelle poussée de propositions au tempo ralenti, à rebours des jeux d’action survitaminés qui pullulent sur le marché : Rime, Stray, Dreamfall Chapters…  

La lenteur à grande échelle

Injecter de la zénitude dans le jeu vidéo ? Puisque l’idée plaît à certains joueurs, les gros studios ont adapté leurs productions. « Je pense à Death Stranding. On y incarne une espèce de livreur Amazon dans un monde postapocalyptique, qui doit porter des colis pesants un peu partout. Les mécaniques de jeu sont autour de l’équilibre des paquets sur notre dos, tout en traversant tranquillement ces environnements », résume Maxime Deslongchamps.

L’universitaire évoque aussi Red Dead Redemption 2. « Il a beaucoup fait parler de lui pour son rythme très ralenti, avec de nombreux choix créatifs, poursuit-il. Cela se passe au point de bascule de l’Ouest américain sauvage, avec la marginalisation des cowboys face à l’ère industrielle. Il en ressort une sorte de point de vue romantique sur une autre époque, où tout allait plus lentement. Ce n’est pas juste du bang bang entre cowboys, on nous plonge dans un univers culturel historique, avec le rythme d’un western des années 1960. »

La lenteur tend également à s’immiscer dans la cadence de jeux majeurs. Dans Ghost of Tsushima, où les combats de samouraïs font rage, le personnage principal s’arrête à l’occasion pour composer des haïkus en observant son entourage. On retrouve les mêmes bulles d’oxygène dans Horizon, où l’héroïne affronte d’étranges animaux mécaniques, mais prend aussi le temps d’explorer un monde mystérieux et de résoudre des énigmes tranquillement, pour en apprendre davantage sur le passé et l’origine des animaux-machines.

Bref, au lieu de mitrailler en permanence les boutons, le joueur est cycliquement invité à passer en mode contemplatif. « Je pense qu’il y a une plus grande sensibilité par rapport au beat émotionnel, un peu comme des montagnes russes, avec des moments pleins d’adrénaline ou de peur, mais aussi des séquences plus tranquilles où on se repose, on contemple, en sécurité. Ubisoft aime bien insérer des scènes où l’on réfléchit ou se recueille, par exemple après la disparition d’un personnage clé. C’est une structure qui devrait revenir dans les jeux vidéo », souligne Maxime Deslongchamps.