À Donald Sutherland,

Dans les années 1990, nos regards se sont rencontrés à quelques reprises à Sherbrooke, mais je n’ai jamais osé t’aborder. Logique. Je n’avais rien à voir dans ta vie même si tu avais eu beaucoup à voir dans la mienne. Nous n’avons donc eu aucune interaction, toi et moi. À part les quelques coups de tête que nous nous sommes envoyés comme pour nous signifier que nous savions que l’autre existait.

Alors voilà, tu n’as rien connu de moi et, après que, inspiré par toi, j’eus réalisé mon rêve de jeunesse, je ne t’ai plus jamais rencontré. Là, je te l’aurais dit certainement que je t’avais joué dans la vraie vie. Que j’avais été toi, le gars qui avait chamboulé ma vie.

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Donald Sutherland interprète le chirurgien Benjamin Franklin « Hawkeye » Pierce dans le film MASH (1970).

J’avais 17 ans lorsque je te vis jouer un chirurgien décontracté de l’armée américaine en pleine zone de guerre. J’avais été bouleversé par ces images de la guerre de Corée.

Tes facéties, ta compétence et ta résilience m’avaient tellement impressionné que je me souviens m’être dit que sauver des vies en théâtre de guerre habillé en chemise hawaïenne était la plus noble activité possible.

Quelques décennies plus tard, je me suis retrouvé, à l’été 2009, responsable d’un hôpital de guerre en Afghanistan, à un moment où cet hôpital était le centre de traumatologie le plus occupé de la planète. J’étais aussi le chef trieur, responsable des salles de réanimation lorsque survenaient des blessés multiples. Pas mal, pour un ti-cul de Québec.

Un souvenir au milieu du chaos

Un samedi soir, le personnel avait organisé un party hawaïen. C’est ce soir-là que nous fûmes frappés comme rarement. Les blessés nous arrivaient sans répit. Des membres arrachés, des poitrines perforées, des visages emportés, déchiquetés.

Bientôt, nous fûmes débordés. Mes salles d’opération toutes occupées, mes lits d’unité de soins intensifs pleins et mes civières de réanimation toutes accaparées. C’est alors que les participants du party hawaïen se sont mis à rentrer au travail pour nous aider. Des medics, des chirurgiens et des infirmières en chemises hawaïennes au milieu du chaos, des cris, de l’odeur du sang et des tripes. Comme dans ton film.

En prenant soudain conscience de la scène qui se déroulait devant mes yeux, le souvenir m’est brutalement revenu de cette journée de 1970 où un petit gars assis dans un cinéma avait rêvé un jour de t’imiter.

D’un coup, mon cœur de vieux soldat (j’avais 56 ans à l’époque), un cœur dur comme le roc, immunisé contre toute cette souffrance humaine, blasé par des mois de combat contre la mort sous les attaques de roquettes, a versé une larme. Était-ce la pression inouïe d’être à la barre de ce navire fou ? Était-ce l’émotion de toutes mes décennies aux urgences, une émotion si longtemps refoulée, enfermée dans un coffre-fort et qui s’échappait d’un coup ? Était-ce la soudaine réalisation de toutes ces années passées ? La tristesse devant l’inévitabilité du temps qui s’enfuit ?

Je l’ignore. Mais ce que je sais, c’est qu’à ce moment-là, au milieu de ce ballet dantesque, de toute cette souffrance, entre ces civières ensanglantées desquelles montaient des gémissements, le psht-pshhhh des ventilateurs mécaniques, les cris des alarmes, j’ai pensé à toi, Donald. Mon rêve s’était réalisé. Enfin, je jouais à toi. Pour vrai. Alors, sur la plaine désertique de ce pays torturé, je t’ai remercié, Donald.

Bientôt, je te rejoindrai. Je t’inviterai alors à entrer au Valhalla. Oh, je le sais, tu n’es pas militaire, mais je parlerai aux gars et ils feront une exception, j’en suis certain.

Salut, Donald.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue