Nous sommes un groupe de chercheurs et de professionnels de la santé inquiets du manque de vision dans la réorganisation actuelle du système de santé. La première ligne est réduite à sa fonction d’accès, comme s’il s’agissait d’une gare de triage, alors qu’elle répond à 80 % des besoins d’une population, de la prévention aux soins palliatifs.

Les systèmes de santé performants sont basés sur une première ligne forte, caractérisée par : une affiliation pour toute la population à une source régulière de soins favorisant la continuité ; des services reposant sur une équipe interprofessionnelle ; une rémunération des médecins favorisant le travail interdisciplinaire ; des mécanismes de reddition de comptes et d’amélioration de la qualité ; un financement public à hauteur de 8 à 10 % des dépenses totales en santé ; et une gouvernance près de la communauté. Ces principes, valorisés par le public québécois selon la consultation citoyenne NosSoins1, devraient guider les réformes et devenir ce que nous appelons le Vrai Nord. Ce Vrai Nord, c’est une vision claire de ce qu’il faut réaliser pour renforcer la première ligne et répondre aux attentes de la population.

Les décisions actuelles, guidées par un sentiment d’urgence dû à des impératifs politiques et à la pénurie des ressources humaines, risquent de mener à des demi-mesures susceptibles de nous éloigner des résultats souhaités.

Voici quelques exemples de « fausses bonnes idées » qui ont cours.

1. Créer deux classes d’affiliation selon l’état de santé

La tentation est grande d’affilier différemment la population à une source régulière de soins : les personnes vulnérables à un professionnel, et les personnes en santé, n’ayant que de « petits bobos », en bloc à un groupe de médecine de famille (GMF) ou à une clinique, en passant obligatoirement par le Guichet d’accès à la première ligne (GAP) pour tout nouveau problème. L’affiliation différentielle, guidée par le mantra « le bon professionnel, au bon moment, pour le bon problème », risque d’augmenter les inégalités d’accès et les coûts, tout en créant des goulots d’étranglement. Inclura-t-on les vulnérabilités sociales et matérielles, principaux déterminants de la santé ? Qu’arrivera-t-il à ceux dont les problèmes ne se retrouveront pas dans la liste justifiant l’accès à la continuité des soins ? Il est démontré qu’une source régulière de services de première ligne réduit les dépenses et les visites aux urgences, même pour les gens en santé. Optons pour l’affiliation à une équipe pour tous, en favorisant la continuité au sein de l’équipe. Évitons une première ligne à deux vitesses.

2. Utiliser le nombre de visites comme boussole

Les indicateurs désuets de monitorage basés sur le nombre de visites des différents professionnels campent la première ligne dans d’anciennes façons de faire. La tentation est grande d’utiliser la plateforme Rendez-vous santé Québec comme source de données de performance et de forcer son utilisation « mur à mur ». Les équipes doivent avoir la flexibilité et le soutien nécessaires pour s’organiser en allant au-delà des rendez-vous comme offre de service. Il faut appeler les équipes terrain à un vrai travail collaboratif. Définissons la performance et la responsabilité sur la base d’indicateurs de résultats qui refléteront l’atteinte du Vrai Nord.

3. Perpétuer l’absence de gouvernance de la première ligne

Où est le chantier de transition sur la première ligne dans la planification de Santé Québec ? On ne peut réduire la gouvernance de la première ligne à une gouvernance de l’accès. Il faut créer une gouvernance régionale impliquant les différents acteurs du réseau et de la communauté pour s’adapter aux besoins des populations locales. Misons entre autres sur le réseau des CLSC, une infrastructure unique au Québec, pour favoriser un meilleur arrimage entre les milieux cliniques de première ligne, la communauté et l’ensemble du réseau.

Si, animés par un sentiment d’urgence, on ne prend pas les bonnes décisions maintenant, la transformation souhaitée ne se réalisera jamais.

Nous interpellons tous les acteurs clés. Les ordres professionnels peuvent grandement contribuer à l’évolution du travail en équipe en influençant la formation professionnelle. Les instances syndicales, qui déterminent les conditions de travail de leurs membres, doivent aussi adhérer à la vision globale. Nous invitons la population à se mobiliser pour demander des soins de première ligne qui répondent aux standards de qualité reconnus.

Santé Québec, responsable des opérations, jouera un rôle déterminant. Mais pour résister au chant des sirènes du choix à la pièce, pour que le Vrai Nord ne soit pas une inaccessible étoile, notre ministre de la Santé et des Services sociaux doit mettre le cap sur ce Vrai Nord. Quel legs ce serait !

* Cosignataires : Elise Boulanger, médecin de famille, cofondatrice du GMF Clinique Indigo ; Mélanie Ann Smithman, chercheuse postdoctorale, Upstream Lab, Université de Toronto ; Nebojsa Kovacina, médecin de famille, GMF-U du Centre hospitalier de St-Mary, Université McGill ; David Levine, gestionnaire de la santé retraité, consultant en gestion stratégique des systèmes de santé ; René Wittmer, médecin de famille, professeur adjoint de clinique à l’Université de Montréal ; Marie-Eve Poitras, infirmière et professeure, Université de Sherbrooke, titulaire de la Chaire de recherche CRMUS sur les pratiques professionnelles optimales en soins primaires ; Nadia Sourial, professeure adjointe, département de gestion, évaluation et politique de santé, École de santé publique, Université de Montréal ; Nancy Côté, département de sociologie, Université Laval, Chaire de recherche du Canada en sociologie du travail et des organisations de santé ; Géraldine Layani, médecin de famille, professeure adjointe de clinique, Groupe de médecine de famille universitaire Notre-Dame, Université de Montréal, Centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) ; Maude Laberge, professeure agrégée, Université Laval ; Yves Couturier, professeur, École de travail social, Université de Sherbrooke ; Marco Laverdière, avocat, enseignant et chercheur associé en droit et politiques de la santé, Université de Sherbrooke et Université de Montréal ; Jeannie Haggerty, professeure titulaire et directrice du Réseau de recherche axée sur les pratiques de première ligne, Université McGill ; Jean-Bernard Trudeau, médecin de famille et conseiller stratégique en santé et services sociaux ; Christine Laliberté, infirmière praticienne spécialisée en première ligne, conceptrice modèle Archimède, clinique médicale Saint-Vallier

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