« C’est devenu mon quotidien, les affaires sexuelles… C’est rendu qu’on ne fait que ça. Tous les collègues m’en parlent. On ne fait que ça ! […] Ça n’a pas de bon sens dans notre société ! »

Exaspéré par la prolifération des dossiers sexuels, un juge de Joliette s’est emporté, au printemps dernier, en prononçant la sentence d’un pédophile. Le juge Bruno Leclerc ne fabule pas : les accusations en matière sexuelle sont en forte hausse au Québec. Un bond d’environ 30 % en cinq ans, selon des données obtenues par La Presse.

Dans le district de Joliette, on observe même une explosion de 62 % en cinq ans des nouvelles accusations de nature sexuelle. Un tsunami qui a pris d’assaut tous les palais de justice de la province. Sept ans après l’électrochoc #metoo, les autorités ont amélioré leur pratique et sont devenues plus efficaces, selon les experts.

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À l’échelle de la province, pas moins de 5801 chefs d’accusation en matière sexuelle ont été déposés par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) l’an dernier. Une hausse de 28 % en cinq ans. Le nombre de dossiers distincts a même augmenté de 31 % (un dossier peut compter plusieurs chefs d’accusation). Chez les adolescents, environ 900 jeunes ont été accusés pour des infractions sexuelles l’an dernier, une hausse de 42 % en cinq ans.

Ces données* du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) ont été obtenues en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics. Elles portent sur tous les chefs d’accusation autorisés par le DPCP, par année, pour une vingtaine d’infractions en matière sexuelle : agression sexuelle, contact sexuel sur un mineur, proxénétisme, pornographie juvénile, voyeurisme, leurre, etc.

Notons que ces données n’indiquent pas combien de dossiers se sont conclus par une condamnation ou un acquittement.

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Seulement pour les chefs d’agression sexuelle (article 271 du Code criminel), près de 2000 accusations ont été autorisées par le DPCP l’an dernier chez les adultes, selon notre compilation (en incluant les infractions par procédure sommaire, soit des infractions de gravité moindre, donc passibles d’une peine maximale moindre). C’est environ 500 de plus qu’il y a cinq ans. Un bond de 32 %.

Dans les dernières années, on observe pourtant une diminution générale du nombre total de dossiers. En 2019-2020, le DPCP a ouvert 102 669 dossiers en matière criminelle, selon son rapport annuel. Or, en 2022-2023, seulement 88 206 dossiers ont été ouverts. Il est toutefois hasardeux de comparer ces données avec celles obtenues par La Presse, puisque la période couverte n’est pas la même (année financière contre année civile).

« La prise de conscience de #metoo »

Le DPCP rappelle ne pas avoir de « cibles » en matière d’accusation. « Nos dossiers reposent sur une analyse objective des principes juridiques et de la preuve. Nous avons des directives. Il faut s’assurer d’avoir une perspective raisonnable de condamnation », explique MAnnabelle Sheppard, porte-parole du DPCP.

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MAnnabelle Sheppard, porte-parole du DPCP

Cette hausse substantielle s’explique de plusieurs façons, selon Rachel Chagnon, doyenne de la faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) : l’augmentation des signalements depuis la « prise de conscience de #metoo », une meilleure efficacité des corps policiers, l’implantation du tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale et une hausse des ressources pour aider les victimes.

Mais l’experte nuance : les crimes sexuels ont toujours été largement sous-représentés et sous-dénoncés. Il n’y a donc pas nécessairement plus d’agressions sexuelles que dans le passé. En fait, cette hausse semble refléter davantage une « hausse de l’efficacité du système », selon elle.

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Depuis le phénomène #metoo, les corps policiers du pays et les autorités ont amélioré leurs pratiques, ce qui contribue à augmenter le nombre de signalements retenus, soutient Rachel Chagnon. « Ils n’étaient pas particulièrement efficaces avant », tranche-t-elle.

La formation est la « clé »

Même son de cloche pour MSophie Gagnon, directrice de l’organisme Juripop.

Le mouvement #moiaussi a encouragé une remise en question du système de justice.

MSophie Gagnon, directrice de l’organisme Juripop

Elle estime que la formation des avocats est la « clé de la reconstruction » de la confiance du public envers les tribunaux.

Dans les dernières années, le DPCP affirme avoir mis « beaucoup d’efforts » pour communiquer avec le public et pour améliorer l’accompagnement des victimes pendant le processus judiciaire. La porte-parole MSheppard cite l’utilisation d’un écran pour témoigner et le télétémoignage parmi les mesures d’accompagnement.

« Les dossiers sont confiés à des procureurs spécialisés qui doivent suivre des formations. Pour ces procureurs, ces dossiers, c’est leur vocation. Ils ont beaucoup d’empathie envers les victimes », fait valoir MSheppard, elle-même procureure spécialisée en violence sexuelle.

La porte-parole rappelle que le DPCP priorise les dossiers de nature sexuelle pour éviter à tout prix des arrêts Jordan en raison des délais déraisonnables. « Ça envoie un message clair à la population que les victimes sont au cœur de nos préoccupations », explique-t-elle.

Selon les recherches de la doyenne Rachel Chagnon, les victimes portent plainte « parce qu’on les y encourage et qu’elles croient que c’est important que leur agresseur soit dénoncé ». « Est-ce que ça sous-entend nécessairement qu’elles sont confiantes que leur plainte sera bien traitée ? Pas tout le temps », analyse-t-elle.

*Le DPCP précise que ces données ne sont pas exhaustives, puisque leurs systèmes informatiques sont conçus à des fins opérationnelles et non à des fins d’analyses statistiques.

Avec William Leclerc, La Presse

Un arrêt phare, des juges plus sensibles

Les tribunaux changent, lentement, mais sûrement, au rythme des changements sociaux. En 2020, la Cour suprême a rendu un arrêt phare (Friesen) pour dénoncer fermement les crimes sexuels à l’égard des enfants, ce qui a mené à des peines plus sévères en cette matière. Aussi, les juges sont de plus en plus sensibles aux mythes et stéréotypes véhiculés à l’égard des victimes d’agression sexuelle, comme celle de la « victime parfaite ». Toutefois, le gouvernement Trudeau a récemment permis l’imposition de peines de prison à domicile pour les agressions sexuelles.

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    Nombre de dossiers distincts autorisés pour les adultes en matière sexuelle en 2023 par le DPCP
    données fournies par le DPCP à la suite d’une demande d’accès à l’information. Le DPCP précise que certaines données pourraient ne pas être comptabilisées en raison des limites de son système d’exploitation