Quand elle s’est présentée au centre Ullivik de Dorval dans la nuit du 19 août 2022, Mary-Jane Tulugak était fortement intoxiquée. Un responsable d’unité de vie aurait dû la rencontrer aussitôt afin de lui offrir « une aide appropriée à sa condition ». Mais après 30 minutes d’attente, la jeune mère de famille de trois enfants a plutôt quitté en fauteuil roulant et a été happée mortellement, peu après, sur l’autoroute 520.

« Les circonstances de ces décès sont troublantes et soulèvent des interrogations dont plusieurs resteront sans réponse », peut-on lire dans le rapport du coroner Éric Lépine, daté du 18 juin.

Résidante du village de Puvirnituq sur la côte de la Baie d’Hudson, Mme Tulugak travaillait pour la municipalité, mais était en congé de maternité. Après s’être blessée à une cheville, elle avait été emmenée à Montréal, le 28 juillet 2022 pour y être opérée.

En attende de sa chirurgie, Mme Tulugak habitait au centre Ullivik. Il s’agissait d’un premier séjour pour elle. Situé non loin de l’aéroport à Dorval, le centre Ullivik héberge jusqu’à 140 patients du Nord qui sont de passage à Montréal pour recevoir des soins spécialisés. Car si les soins de base sont offerts à Kuujjuaq et à Puvirnituq, plusieurs patients doivent se rendre chaque année dans la métropole pour recevoir des soins.

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Mary-Jane Tulugak

Pas de chambre

L’opération de Mme Tulugak sera reportée deux fois et elle ne sera opérée que le 18 août. Le soir même, alors qu’elle était de retour au centre Ullivik, la jeune femme s’est rendue au Café-Bar Dorval non loin. Elle y est restée jusqu’à la fermeture, à 3 h. Des agents de police l’ont trouvée peu après au sol, non loin du bar, et l’ont reconduit au centre Ullivik. Elle présentait une alcoolémie de 222 mg/dL, selon le coroner. Une concentration qui a « très certainement causé un affaiblissement de ses facultés physiques et psychiques », écrit-il.

Selon une directive interne du centre Ullivik, les personnes intoxiquées n’ont pas accès aux chambres. Le 19 août 2022, des agents de sécurité ont indiqué à Mme Tulugak qu’elle ne pouvait monter. Deux chambres sont toutefois disponibles à la réception du centre Ullivik et peuvent être offertes aux résidants qui sont trop intoxiqués pour gagner les étages. Un responsable d’unité de vie doit normalement évaluer ces cas.

Mais le soir du drame, le responsable en poste était en pause et n’a jamais été prévenu de la présence de Mme Tulugak. « Selon la réglementation en vigueur, MmTulugak aurait dû être recommandée au responsable de l’unité de vie qui aurait pu lui offrir une aide appropriée à sa condition », est-il écrit.

Au contraire, pendant 30 minutes, Mme Tulugak s’est déplacée au rez-de-chaussée du centre Ullivik « sans intervention particulière des agents de sécurité ». La jeune mère a quitté les lieux vers 4 h.

Cinq minutes plus tard, des caméras de surveillance du ministère des Transports ont capté Mme Tulugak, sur son fauteuil roulant, qui entrait sur l’autoroute 520 par la sortie 2. Elle roulait à contresens de la circulation. Elle se promènera quelque temps sur les voies avant d’être fauchée mortellement par une voiture qui empruntait la sortie 2.

Douze recommandations

Dans le rapport, on peut lire que Mme Tulugak ne présentait pas de signe de détresse psychologique. Elle avait même plutôt « hâte de retourner dans sa communauté et de revoir ses enfants ». Plusieurs mesures ont été prises à la suite de la mort de Mme Tulugak. D’autant plus qu’à peine 24 heures plus tard, une autre résidante du centre Ullivik, Nellie Niviaxie, perdait la vie dans des circonstances similaires.

Une clôture a notamment été mise en place pour empêcher l’accès à l’autoroute 520 près du centre Ullivik. Un trajet sécurisé a aussi été aménagé pour permettre aux résidants d’Ullivik de se rendre à pied dans les commerces avoisinants.

Le coroner Lépine émet tout de même 12 recommandations. Il souligne que « les services de santé spécialisés offerts aux Inuits du Nunavik impliquent parfois de longs séjours à Montréal qui se déroulent pour certains d’entre eux dans un contexte de vulnérabilité dû à leur condition médicale et à l’éloignement de leur communauté d’origine ». Selon le coroner il faut éviter dans ce contexte « d’évaluer la sécurité des patients uniquement sous l’angle de la responsabilité individuelle ».

Me Lépine recommande entre autres qu’un responsable d’unité de vie soit disponible en tout temps au centre Ullivik et que des directives précises soient données aux agents de sécurité. Il demande aussi à ce que le poste de travailleuse sociale au centre Ullivik, qui a été aboli pour des raisons budgétaires, soit rétabli.

Le Centre de santé Inuulitsivik devrait aussi s’assurer d’offrir aux personnes qui se rendent pour la première fois au centre Ullivik « un minimum d’informations sur les questions de sécurité entourant leur séjour dans la métropole ».

Le coroner s’adresse aussi au Café Dorval. « Plusieurs interventions policières du SPVM ont eu lieu dans les dernières années dans le stationnement adjacent à cet établissement dont la plupart concernaient des personnes intoxiquées », est-il écrit dans le rapport. Me Lépine estime qu’il serait « utile de rappeler régulièrement au personnel de cet établissement les règles applicables aux détenteurs de permis d’alcool, notamment la disposition interdisant de servir de l’alcool à une personne en état d’ivresse ».

Le Centre universitaire de santé McGill devrait pour sa part « intégrer dans ses évaluations des priorités de traitement médical le lieu de résidence du patient […] afin d’éviter un séjour prolongé dans la métropole ».

Directrice générale d’Ullivik, Rita Novalinga a déclaré par courriel que « le bien-être et la sécurité » des résidants d’Ullivik « sont au cœur de toutes (les) actions » de l’établissement. « Nous adoptons une approche proactive pour prévenir de telles tragédies et assurer que le centre demeure un lieu sûr et bienveillant pour ceux qui en ont besoin, que ce soit par nos services internes ou en supervisant les résidants à l’extérieur de l’établissement », indique Mme Novalinga.