On reproche de nombreux crimes sexuels sur dix femmes, dont huit mineures, au milliardaire montréalais. D’autres arrestations pourraient suivre.

Cette fois, ça y est. La police de Montréal a arrêté le milliardaire Robert Miller jeudi pour des crimes sexuels commis envers dix femmes et adolescentes. L’octogénaire est visé par une pléthore de chefs d’accusation pour des gestes commis entre 1994 et 2016. La plus jeune victime aurait eu moins de 14 ans. D’autres arrestations pourraient suivre.

« Vous comprendrez que cette enquête de longue haleine n’est pas terminée. Elle va se poursuivre et d’autres développements sont possibles. Nous tenons à souligner aujourd’hui le courage des victimes dans cette longue épreuve », a déclaré l’inspecteur David Shane du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

Selon les mandats d’arrestation obtenus par La Presse, Robert Miller est visé par 21 chefs d’accusation. Il est question d’agression sexuelle, d’exploitation sexuelle dans un contexte d’autorité et d’obtention de services sexuels d’une mineure. Huit des victimes alléguées avaient moins de 18 ans. Les identités de toutes les femmes sont protégées par des ordonnances de non-publication.

Dans un second dossier, Robert Miller est accusé d’avoir agressé sexuellement une femme en 2016 à Montréal. En outre, aucun chef d’accusation ne couvre la période entre 2005 et 2016.

M. Miller et ses avocats criminalistes avaient rendez-vous à Westmount avec les enquêteurs de la section de l’exploitation sexuelle afin qu’ils exécutent les mandats d’arrestation dont il était l’objet. Il a ensuite été libéré et comparaîtra en cour à une date ultérieure.

Un reportage qui a fait bouger les choses

Le SPVM avait déjà mené une enquête sur Robert Miller il y a 15 ans. Au moins cinq filles avaient accepté de faire des déclarations sous serment filmées au poste de police, dans lesquelles elles incriminent M. Miller pour des relations sexuelles rémunérées avec des mineures. Mais après étude du dossier, les procureurs de la Couronne avaient refusé de porter des accusations.

L’inspectrice Karine Paquette, du Service des enquêtes spécialisées du SPVM, a souligné qu’elle connaît personnellement les policiers qui avaient travaillé sur ce dossier à l’époque. Elle a réitéré que l’enquête avait été menée « de main de maître », même si aucune accusation n’en avait découlé. Un reportage de Radio-Canada diffusé en février 2023, dans lequel six femmes racontaient avoir été recrutées à l’adolescence pour offrir des services sexuels à M. Miller, a toutefois permis de rouvrir l’enquête et d’obtenir de nouvelles informations, a-t-elle expliqué.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

L’inspectrice Karine Paquette, du Service des enquêtes spécialisées du SPVM

L’inspectrice Paquette affirme que ses troupes n’ont « pas lésiné sur les moyens et le temps » consacrés à ce dossier depuis l’an dernier, et qu’elles ont œuvré main dans la main avec les procureurs du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

« Il est possible que des arrestations ou d’autres accusations suivent dans les prochaines semaines, les prochains mois », a-t-elle ajouté.

Parallèlement à l’enquête criminelle, une cinquantaine de femmes ont joint une demande d’action collective contre Robert Miller, car elles disent avoir été recrutées à l’adolescence pour lui offrir des services sexuels. D’autres ont entrepris des poursuites civiles individuellement.

« Outre les dix victimes pour lesquelles nous avons des accusations, oui, il y a plusieurs autres personnes qui ont été rencontrées. Étant donné que l’enquête se poursuit, je ne peux pas donner le nombre de personnes rencontrées ou qui ont porté plainte. Mais sachez que l’ensemble des informations recueillies ont été analysées de façon très sérieuse », a-t-elle ajouté. Elle a aussi invité toute victime ou tout témoin à se manifester, en lien avec ce dossier ou toute autre affaire d’exploitation sexuelle.

Dans un communiqué, M. Miller a réitéré son innocence et affirmé que la motivation derrière les allégations à son endroit vise un gain financier.

« M. Miller déplore le fait que le Directeur des poursuites criminelles et pénales ait choisi d’entamer des poursuites contre lui, alors qu’il sait que son état de santé l’empêche de se défendre. M. Miller souffre à un stade très avancé de la maladie dégénérative de Parkinson. Il est dans un état de santé extrêmement fragile. Il est alité et soigné 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 », précise le communiqué.

Les policiers étaient informés que leur suspect était malade, a reconnu l’inspectrice Paquette.

« Effectivement, nous avons appris qu’il est malade. De notre côté, pour l’équipe d’enquête, on a un travail à faire, on a des victimes qui ont eu le courage de porter plainte, le courage de dénoncer ce qu’elles ont vécu, malgré le temps qui s’est écoulé. Alors peu importe l’état de santé de M. Miller, on avait un travail à faire et on l’a fait », a-t-elle martelé en point de presse.

Trop tard, selon une plaignante

Mais ce travail s’est fait bien tard, déplore une plaignante qui avait témoigné auprès de la police dans l’enquête de 2009. « Ils sont à peu près 16 ans trop tard. S’ils avaient fait leur job quand c’était le temps, ils auraient peut-être sauvé d’autres victimes. J’ai l’impression que ça ne servira à rien. Avec son état de santé, je ne crois pas qu’il ira en prison. Ça va donner quoi au final ? Je ne sais pas », a-t-elle laissé tomber dans un entretien téléphonique avec La Presse.

Au moment de l’ouverture de l’enquête du SPVM en 2009, Robert Miller, fondateur de la multinationale Future Electronics, était déjà l’un des hommes les plus riches au Québec. Les déclarations sous serment des enquêteurs déposées à la cour à l’époque et obtenues par La Presse l’an dernier montraient bien à quel point il peut être compliqué pour la police de traquer un suspect qui dispose de moyens quasi illimités pour se défendre et protéger ses intérêts.

Consultez le dossier « Aux trousses d’un milliardaire »

Selon les policiers, dont les allégations de 2009 n’ont jamais subi l’épreuve des tribunaux, M. Miller disposait d’une garde personnelle de policiers à la retraite qui veillaient à sa sécurité. Des témoins et victimes avaient été avertis de se taire, d’autres disaient même avoir été intimidés. Des avocats avaient réclamé le privilège de secret professionnel pour empêcher l’accès à certains documents avant même le début d’une perquisition de la police. Des avocats avaient été payés par le milliardaire pour représenter certaines des victimes alléguées, et leur avaient conseillé de ne pas répondre à certaines questions des policiers.

Avant l’entrée en scène de la police, André Savard et John Westlake, deux détectives privés, eux-mêmes d’anciens policiers de Montréal, avaient mené une enquête sur les fréquentations de Miller, à la demande de son ancienne épouse. Ils avaient documenté les nombreuses visites de très jeunes femmes chez M. Miller. Certaines leur semblaient sous le contrôle de proxénètes.

Westlake avait déclaré qu’un employé de M. Miller lui avait offert 300 000 $ pour cesser son enquête, ce que l’employé a toujours nié. La firme de sécurité privée Garda avait ensuite poursuivi l’enquête des détectives privés. Toutes les conclusions de cette démarche initiée par l’ex-épouse avaient été partagées avec le SPVM.

Joint par La Presse jeudi, André Savard s’est réjoui que tant d’années plus tard, des accusations soient finalement portées dans cette affaire qui l’avait choqué il y a 15 ans.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

André Savard, détective qui a enquêté sur Robert Miller

Ça me redonne un peu confiance dans le système. C’est une bonne nouvelle. Je suis content pour les victimes. Espérons que la justice va continuer dans le même sens.

André Savard, policier aujourd'hui retraité

M. Savard, qui est de la vieille école et a fait l’essentiel de sa carrière à la police de Montréal au siècle dernier, n’a jamais compris pourquoi M. Miller n’avait pas été accusé en 2009. Il a toujours soutenu qu’à l’époque où il était policier, s’il avait été en présence d’un dossier pareil, il aurait arrêté le suspect.

Il reconnaît toutefois que le travail des enquêteurs de nos jours semble plus ardu qu’autrefois. « Aujourd’hui, c’est sûr qu’il semble y avoir une liberté à plus finir pour les gens qui commettent des actes criminels », déplore-t-il.

L’histoire jusqu’ici

  • Le 2 février 2023, Radio-Canada diffuse un reportage sur une dizaine de femmes qui disent avoir eu des relations sexuelles contre de l’argent avec Robert Miller, dont six qui affirment qu’elles étaient mineures au moment des faits.
  • Le 3 février 2023, Robert Miller démissionne de son poste de président de Future Electronics, tout en niant les allégations à son endroit. Il demeure propriétaire de l’entreprise.
  • Le 22 février 2023, une femme dépose une demande d’action collective au nom de toutes les adolescentes qui auraient été recrutées pour offrir des services sexuels à M. Miller. D’autres femmes déposent ensuite des poursuites individuelles.
  • Le 14 septembre 2023, Future Electronics est vendue pour 5,14 milliards.
  • Le 26 mars 2024, la poursuite civile d’une femme contre Robert Miller est rejetée parce qu’elle aurait renoncé à tout recours futur lorsqu’elle a accepté une enveloppe contenant 50 000 $, remise par un collaborateur de M. Miller.