Juste avant de bifurquer vers le lac Tremblant, l’étroite rue Cuttle longe une falaise de roc fraîchement dynamitée, qui laisse voir un trou béant soutenu par des poutres d’acier.

Ce puits d’une dizaine de mètres de profondeur, qui doit recevoir un ascenseur à voitures, sera le seul chemin permettant aux futurs propriétaires de 46 appartements de « prestige » du projet Lago d’accéder au stationnement souterrain de l’immeuble. Son éventuelle mise en service est au cœur d’une longue bataille judiciaire livrée par un groupe de voisins contre le promoteur Cédric Grenon, qui agit aussi à titre de courtier immobilier.

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Le projet immobilier situé au bord du lac Tremblant est l’objet d’un intense bras de fer entre le promoteur et certains voisins.

Depuis 2020, l’affaire a mené à cinq jugements de tribunaux défavorables au promoteur, qui l’ont forcé à revoir plusieurs fois ses plans et devis.

« C’est ça, son modus operandi. Il se fout des règles et il construit quand même, en se disant qu’il va s’en tirer avec une tape sur les doigts », dénonce Annette Pankrac, une voisine qui s’oppose au projet.

Les opposants accusent maintenant la Ville de Mont-Tremblant de « négligence répétée » dans l’application de sa propre réglementation, en délivrant plusieurs permis de construction de façon « illégale, abusive, erronée et frauduleuse ».

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Vue aérienne du chantier, en octobre 2022. Le projet a dû être modifié à plusieurs reprises à la suite de jugements des tribunaux.

Dans une poursuite déposée en février dernier, ils demandent au tribunal d’ordonner la démolition de toutes les constructions « illégales » autorisées par la Ville, dont l’ascenseur à voitures, et même un étage d’un complexe de condos de prestige qui dépasserait la hauteur autorisée par les permis.

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Cédric Grenon, promoteur et courtier immobilier

Mme Pankrac a aussi dénoncé en janvier dernier devant le conseil municipal les « menaces physiques » proférées contre elle par le promoteur immobilier. Dans une vidéo qui a fait surface en décembre, on voit M. Grenon frapper avec une masse sur des photos de quatre personnes qui s’opposent à son projet immobilier.

[Cédric Grenon] a fait preuve d’intimidation et de diffamation à mon égard, et voilà qu’il profère maintenant des menaces physiques contre moi.

Annette Pankrac, devant le conseil municipal présidé par le maire Luc Brisebois, en janvier

M. Grenon est un entrepreneur d’expérience qui a construit à ce jour plus de 1500 logements. Une décision de la Régie des alcools, des courses et des jeux rendue en 2002 souligne que les policiers se sont déjà opposés à une demande de permis de bar « compte tenu des antécédents judiciaires [de méfait et vol] de M. Cédric Grenon et de son implication antérieure dans deux établissements détruits par des incendies criminels ».

Dans une déclaration transmise à La Presse par courriel, M. Grenon s’est dit « préoccupé par la désinformation répandue par certains groupes ou individus » à l’égard de son projet et de son passé. « Depuis le début, notre opération s’est toujours effectuée en stricte conformité avec les réglementations et en collaboration étroite avec les autorités municipales », assure le promoteur.

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Une fois mené à terme, le complexe immobilier doit compter 72 appartements en copropriété.

En 2019, M. Grenon a acheté l’ancien Hôtel du Lac, un établissement de 14 chambres en fin de vie. Son projet de le remplacer par 72 condos « exclusifs et luxueux », promus comme étant la « dernière chance de vivre au bord du lac Tremblant », a immédiatement provoqué une levée de boucliers de certains voisins.

« Quand [M. Grenon] est venu nous rencontrer, nous lui avons expliqué que nous bénéficions d’une servitude de non-construction de 100 pieds autour de notre terrain qui l’empêchait de faire un chemin pour accéder à son stationnement. Mais il s’en foutait », affirme Mme Pankrac, qui possède une maison située en contrebas avec un des rares accès à la plage.

Elle et un autre voisin, Mark Hantho, se sont alors adressés aux tribunaux pour faire reconnaître les servitudes de non-construction protégeant leurs terrains.

En novembre 2020, la Cour supérieure a catégoriquement interdit à M. Grenon et à ses entreprises d’entreprendre des travaux à l’intérieur de ces servitudes, y compris la construction d’une route pour accéder au stationnement souterrain des futurs condos.

Coincé dans une « assiette » limitée, le promoteur a alors démarré son projet d’ascenseur à voitures, une solution inusitée au Québec, qui nécessite un opérateur 24 heures sur 24, mais permettant de contourner le problème des servitudes. Sa construction a démarré à l’hiver 2022, avec l’assentiment de la Ville, qui a accordé un permis de façon « accélérée », « sur la base d’informations fausses », avec un engagement d’adopter rapidement un règlement permettant la mise en service du dispositif pouvant atteindre jusqu’à 70 décibels, accusent les opposants dans une poursuite.

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Interdit par les tribunaux de construire une route à l’intérieur des servitudes, le promoteur a opté pour un ascenseur à voitures.

Une fois de plus, la Cour est intervenue pour faire stopper les travaux, qui empiétaient illégalement sur une des servitudes.

Un rapport de la firme d’ingénieurs WSP produit à la demande des opposants a ensuite conclu que l’ascenseur, avec un temps d’opération de plus de 2 minutes par véhicule, provoquera des files d’attente de « plusieurs heures consécutives » pendant les week-ends sur l’étroite rue Cuttle.

« Déclaration du vendeur frauduleuse »

Informée des conclusions du rapport, la Régie du bâtiment du Québec (RBQ) a produit en octobre 2023 un « avis de correction » à l’entrepreneur, soulignant « l’absence de voie d’accès » pour les véhicules du service d’incendie, ainsi qu’une largeur insuffisante de la rue face à l’immeuble pour répondre aux exigences réglementaires en matière de sécurité. Cet avis est toujours en vigueur, confirme la Régie du bâtiment, qui analyse différentes solutions proposées par Lago pour « régulariser la situation ».

« Ce projet a un sérieux problème. Je ne comprends pas comment il a pu être autorisé et construit sans que ces enjeux soient résolus, estime Gordon Routley, ancien assistant-directeur du Service de sécurité incendie de Montréal, aujourd’hui retraité, qui s’est penché sur le dossier à la demande d’une connaissance qui habite dans le secteur. Je ne vois pas comment un camion d’incendie peut s’approcher suffisamment des immeubles du bas de la falaise en cas de feu. L’intention du Code du bâtiment est d’éviter que la disposition du site crée des risques inutiles. »

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Le chantier à la fin d’avril

Un inspecteur de la Ville de Mont-Tremblant a aussi donné deux contraventions à l’entreprise de M. Grenon à l’automne 2023, l’accusant de procéder à des travaux sans permis.

En novembre dernier, en dépit de l’avis de la RBQ exigeant des travaux correctifs, l’entreprise de M. Grenon a commencé à vendre les condos, en inscrivant dans les actes de vente n’avoir « reçu, de la part de quelque autorité compétente que ce soit, aucun avis à l’effet que l’Immeuble est non conforme aux lois ou aux règlements en vigueur ».

La Régie du bâtiment souligne que le fait de « ne pas se conformer à un avis de correction » expose le vendeur à des « amendes salées ». Une avocate représentant les opposants a porté plainte en leur nom contre M. Grenon à l’Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec (OACIQ) pour « déclaration du vendeur frauduleuse ».

« Il est courant, dans des projets d’une telle envergure, de recevoir des avis de correction de la RBQ, réagit M. Grenon dans sa déclaration écrite. Nous avons reçu ces avis et nous nous engageons activement à effectuer toutes les corrections nécessaires. »

« Malgré les litiges en cours, Lago est en parfait accord avec le zonage et ce qui reste ne violera ni servitude ni zonage », ajoute-t-il.

« Fausses représentations »

Les voisins détenant des servitudes ne sont pas les seuls à se plaindre des façons de faire de M. Grenon.

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Le complexe ne disposera pas de la piscine et du spa promis initialement, le promoteur n’étant pas parvenu à obtenir les permis requis.

En janvier 2024, Marc-André Desormeaux, un homme d’affaires qui a fait un acompte de 180 000 $ pour acheter un des condos du projet Lago, a poursuivi le promoteur pour récupérer son argent après s’être rendu compte que l’immeuble n’aurait ni la piscine ni le spa promis, puisque la Ville a refusé de délivrer les permis de construction en raison des servitudes. Les propriétaires des 85 condos adjacents réclament quant à eux 87 000 $ par été sans accès à la plage, au quai, à la piscine et à un terrain de tennis auxquels Lago se serait engagé à donner accès par abonnement lorsque M. Grenon a acheté l’ancien Hôtel du Lac en 2019.

En réaction, M. Grenon poursuit à son tour la Ville de Mont-Tremblant en soutenant que son incapacité à fournir ces installations « résulte des agissements de la Ville de Mont-Tremblant », qui refuse de délivrer les permis.

La municipalité a refusé de commenter l’affaire, « puisque c’est un dossier judiciarisé », a indiqué sa porte-parole, Mélanie Adam.

L’homme d’affaires n’en est pas à ses premières allégations de pratiques frauduleuses en lien avec ses projets immobiliers. En 2019, deux constructeurs de la couronne nord ont poursuivi une de ses entreprises, Placements Norplex, pour « fausses représentations » pour leur avoir vendu des terrains afin de construire des immeubles de 12 logements alors que les infrastructures électriques et d’eau n’étaient conçues que pour accueillir des triplex. Quand les deux entrepreneurs ont obtenu un jugement favorable leur accordant chacun 77 000 $ en dommages, M. Grenon et un partenaire d’affaires auraient orchestré « une série d’opérations financières qui ont eu pour effet de rendre Les Habitations Norplex insolvables, et ce, avec l’intention de frauder » les deux plaignants, résume un jugement intérimaire rendu dans la poursuite intentée contre Norplex.

L’affaire s’est réglée à l’amiable pour la somme que les entrepreneurs avaient demandée, affirme Sylvain Cloutier, un des deux constructeurs qui ont poursuivi Norplex. Cette dernière a nié toute réorganisation illégale ou frauduleuse.

« Cédric est vraiment un gars d’affaires qui a le cœur dur, dit M. Cloutier. Il ne donne pas souvent les bonnes informations, pour avantager la vente, ou pour que la vente se fasse plus rapidement. C’est un peu la façon de faire qu’on a décelée lorsqu’on a dealé avec lui », ajoute-t-il.