Le DGilles Julien ne cache pas son amertume devant les employés de la Fondation qui porte son nom. En ce mardi 28 mai, le célèbre pédiatre a convoqué ses troupes au quartier général d’Hochelaga pour leur demander de se cramponner en ces temps de turbulences. « Je vis aussi mal que vous autres ce qui se passe à la Fondation », leur confie-t-il d’emblée.

Ce qui se passe à la Fondation DJulien ? Une crise, une autre. Troublante de similitudes avec celle qui avait ébranlé le même organisme en 2018, sur fond d’allégations de climat de travail toxique généré par le DGilles Julien et sa femme, l’avocate Hélène Sioui Trudel.

En mars 2019, j’avais recueilli les témoignages d’une dizaine d’anciens gestionnaires et employés, tous profondément affectés par leur passage à la Fondation. Le gouvernement du Québec, principal bailleur de fonds de l’organisme, avait néanmoins réitéré sa confiance envers le pédiatre. « La crise, elle est derrière nous, derrière le DJulien », avait assuré le ministre Mathieu Lacombe, alors responsable du dossier à Québec. Le climat de travail était « bon », le modèle de gouvernance avait « changé ».

Lisez la chronique « Crise à la Fondation du Dr Julien »

Pour changer, la gouvernance a changé. Plusieurs fois.

Pas moins de quatre directeurs généraux se sont succédé à la tête de la Fondation DJulien depuis la crise de 2018. Le dernier en date, Pascal Lépine, a été congédié le 22 mai, quelques semaines après avoir réclamé une enquête externe sur… le climat de travail à la Fondation, selon une source bien au fait du dossier.

Comme en 2018, de nombreux gestionnaires, médecins et employés ont remis leur démission ou sont tombés en arrêt de travail au cours des derniers mois. Comme en 2018, le conseil d’administration de la Fondation DJulien a fondu de moitié, passant de dix à cinq membres.

À la Ruelle d’Hochelaga, un centre de pédiatrie sociale destiné aux enfants vulnérables du quartier, l’équipe a été décimée : la directrice générale, deux pédiatres et deux coordonnatrices cliniques ont claqué la porte. Les membres du conseil d’administration de la Ruelle d’Hochelaga – chapeautée par la Fondation DJulien – ont démissionné en bloc.

« Quatre directeurs généraux en cinq ans, c’est significatif d’une gouvernance problématique », note Michel Magnan, professeur de gouvernance à l’Université Concordia. Le phénomène s’observe souvent en entreprise, dit-il, lorsque le fondateur s’accroche. « C’est un frein au développement de talents au sein d’une organisation et ça peut compromettre sa survie. »

En 2018, le DJulien avait attribué la vague de départs à une tentative de putsch d’une directrice générale adjointe, l’accusant d’avoir tout manigancé pour prendre la tête de la Fondation. Le pédiatre s’était senti « trahi » par cette femme qu’il voyait un jour prendre la relève. « C’est comme si elle avait voulu aller trop vite », m’avait-il confié à l’époque.

Six ans plus tard, le DJulien a manifestement l’impression d’être confronté au même problème. Il n’a pas répondu à ma demande d’entrevue, mais à la réunion d’employés du 28 mai, dont j’ai obtenu l’enregistrement, il laisse entendre que le pouvoir monte invariablement à la tête des directeurs généraux qu’il recrute. « Il y a un virage qui se passe après quelques mois. C’est-tu un trip de pouvoir, c’est-tu des ego ? Je ne le sais pas… »

Le DJulien raconte aux employés réunis devant lui qu’après six mois à la tête de la Fondation, un des « trois ou quatre » derniers directeurs généraux lui a dit : « Tasse-toi, j’ai bien appris, je suis capable de faire les mêmes discours que toi, retourne faire de la pédiatrie sociale. » Le pédiatre n’a pas apprécié : « Tu dis, oups, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas… »

Dans un communiqué de presse diffusé lundi, à peine deux semaines après cette réunion, le DJulien annonce pourtant en avoir assez de la gestion. Il explique qu’il transférera d’ici la fin de l’été ses responsabilités de directeur clinique à sa fille, Maude Julien.

Je pourrai dorénavant me concentrer sur mon rôle auprès des enfants, tout en continuant d’agir comme porte-parole, mais en me dégageant de la gestion de la Fondation, qui continuera d’être entre bonnes mains.

Extrait d’un communiqué de presse du DGilles Julien

En fait, il y a près d’un an que le DJulien a cédé son poste de directeur clinique à sa fille. La transition a été décidée après qu’un rapport externe, daté du 28 juillet 2023, a constaté que le climat de travail s’était « détérioré » au sein de la Fondation.

Ce climat de travail difficile a poussé énormément de gens à quitter l’organisme au fil des ans. Il faut relire les témoignages que j’ai recueillis, quelques mois après la crise de 2018, pour comprendre à quel point la vie de nombreux cadres et employés a été bouleversée par ce climat pourri. Ces gens-là, dévoués à la cause des enfants vulnérables, se sont sentis dévalorisés, profondément méprisés. Ils marchaient continuellement sur des œufs, craignant les explosions de colère.

Une employée en arrêt de travail m’a contactée, la semaine dernière, après avoir lu mon reportage sur la crise de 2018. « Quand j’ai lu l’article, je me suis dit : ce n’est pas possible. On vit la même chose !

— Rien n’a changé ?

— Bah, il y a deux personnes qui ne sont pas parties… »

Ces deux personnes sont le DGilles Julien et Hélène Sioui Trudel, qui continuent à en mener large, au sein de l’organisation, en tant que « cofondateurs ».

Si cette employée a eu l’impression de lire son histoire en parcourant mon article, il m’a semblé, au cours des derniers jours, entendre les mêmes témoignages… livrés par des gens différents, à quelques années d’intervalle. Des gens ébranlés par leur expérience. Je leur ai accordé l’anonymat parce qu’ils craignaient l’impact qu’un témoignage à visage découvert pourrait avoir sur leur carrière.

« On sort de là blessé, meurtri, témoigne un ancien gestionnaire, qui consulte désormais une psychologue dans l’espoir de se reconstruire. Ça rend fou. On essaie de comprendre ce qui nous arrive, ces réactions envers nous, devant d’autres gens. C’est humiliant, dégradant. Le climat de travail n’a pas de sens ! »

Antoine Quinty-Falardeau, un travailleur social, raconte avoir eu « une expérience extrêmement pénible » au Garage à Musique, l’un des trois centres de pédiatrie sociale de la Fondation DJulien, avec la Ruelle d’Hochelaga et le centre Atlas de Côte-des-Neiges. « Il m’a fallu plusieurs mois pour m’en remettre », soutient-il.

Le DJulien semblait pourtant considérer le jeune travailleur social comme son poulain… avant de le prendre en grippe.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Antoine Quinty-Falardeau, travailleur social

Il a commencé à ne plus m’aimer. Il allait jusqu’à ne pas me saluer, il n’y avait plus de contact visuel, il m’ignorait, j’étais un fantôme, tout à coup.

Antoine Quinty-Falardeau, travailleur social

Au bout d’un an, Antoine Quinty-Falardeau a été congédié abruptement, sans raison valable, selon lui. « J’ai appris que je n’avais plus d’accès, plus d’adresse courriel. Je devais rencontrer un jeune suicidaire le lendemain matin… » On lui a interdit de lui faire ses adieux en personne.

« Tu es la saveur du mois, jusqu’à ce que tu ne le sois plus. Et quand tu ne l’es plus, tu ne l’es vraiment plus. C’est tout ou rien », raconte une employée qui a vu de nombreux collègues quitter, au fil des ans, la Ruelle d’Hochelaga. Plusieurs d’entre eux ont dû être ramassés à la petite cuillère.

« C’est passé du rêve à une sorte de cauchemar », confie une psychoéducatrice qui a brièvement travaillé au Garage à Musique. « Le Dr Julien nous parlait avec beaucoup d’espoir. Il disait que l’avenir de la clinique reposait sur nous. » Ça n’a pas duré. « Je n’ai pas trop compris ce qui s’est passé. Au début, il était très chaleureux. Au fil des semaines, il est devenu plus froid. »

Le DJulien lui a montré la porte au bout de quelques mois. « C’était très dur à prendre parce que je n’ai pas eu la chance d’améliorer quoi que ce soit, ne sachant pas ce qu’il me reprochait. C’était juste une question de feeling. » Elle a quitté le Garage à Musique en pleurs.

Au cours des dernières semaines, deux enquêtes externes sur le climat de travail ont été menées, d’abord au Garage à Musique, puis à la Fondation DJulien. Leurs résultats n’ont pas été dévoilés aux employés.

« Les gens qui ont lu le reportage savent-ils que c’est encore dégueulasse comme ça ? se demande Antoine Quinty-Falardeau. Cela n’a pas de sens que le DJulien continue d’avoir une belle image alors qu’il fait tant de mal à de jeunes professionnels. »