Dix-neuf semaines complétées : c’est le seuil fixé par le Régime québécois d’assurance parentale pour avoir droit aux prestations de maternité en cas de grossesse qui ne peut être menée à terme. Pourtant, le deuil des parents qui perdent leur bébé avant ce délai n'est pas moins grand. Et nombreux sont ceux qui se sentent laissés pour compte.

Justine Couture et son conjoint, Gabriel Trudeau, ont perdu leur fille Barbara peu après la 18e semaine de grossesse. Il leur manquait donc moins de deux semaines pour avoir droit à des prestations du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP). Une situation « complètement absurde » puisque le régime affiche près d’un milliard de dollars de surplus, dénonce Mme Couture.

« Accoucher à 18 semaines, pour moi, il n’y a pas de différence : je l’ai sentie bouger jusqu’à la dernière minute, il a fallu que je la pousse, j’ai perdu beaucoup de sang », raconte la Montréalaise d’une voix entrecoupée de sanglots.

Pour le RQAP, en revanche, cela fait toute la différence du monde. Pour avoir droit aux prestations de maternité, il faut avoir complété 19 semaines de grossesse1. Mise en arrêt de travail après l’accouchement, à la fin avril, Mme Couture a dû demander des prestations de maladie de l’assurance-emploi. Elle est retournée travailler avant la fin de son congé : « Comparé à mon salaire, ce n’est vraiment pas beaucoup. On a une petite fille de 2 ans, un loyer à payer, ça nous [mettait] dans une situation un peu précaire. »

Les pères, eux, n’ont droit à aucune prestation lors d’une fausse couche.

« J’ai pu prendre du temps, mais je n’ai pas pu me dire : “Je suis en arrêt de travail” », témoigne M. Trudeau.

Retourner au bureau, puis aller chercher les cendres de ton enfant décédé le soir avec ta conjointe, c’est inhumain.

Gabriel Trudeau

Après avoir épuisé le processus de révision et de plainte du RQAP, Mme Couture s’est adressée au Tribunal administratif du Québec.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Gabriel Trudeau et Justine Couture

« Eux aussi appliquent les lois, donc je ne sais pas trop ce que ça va donner. Mais je sens comme un besoin de démontrer cette absurdité au gouvernement. »

M. Trudeau se désole d’en arriver là.

« Je n’ai pas envie de parler de cet enjeu à des avocats. J’ai juste envie d’en parler humainement avec des gens sensibles qui devraient être, je pense, nos élus qui prennent des décisions. »

Le cabinet de la ministre de l’Emploi, Kateri Champagne Jourdain, n’a pas voulu commenter ce cas particulier.

Les surplus dans la ligne de mire

« [Quand] j’ai vu un article dans La Presse sur les surplus du RQAP2, c’est venu nous chercher », nous a spontanément dit Mme Couture.

« Voyons donc, c’est une joke ? Ce n’est vraiment pas une question d’argent ! »

Le surplus du Fonds d’assurance parentale frôlera bientôt le milliard de dollars en raison de la baisse des naissances, montre le plus récent rapport actuariel du RQAP.

Le couple de trentenaires n’est pas le seul à évoquer ce surplus.

« Il y a un mouvement international pour la reconnaissance des décès périnataux, précoces ou tardifs, et pour des congés qui reconnaissent à la fois la mère et l’autre parent », indique Francine de Montigny, professeure à l’Université du Québec en Outaouais (UQO), qui travaille sur le deuil périnatal depuis plus de 30 ans.

« Et nous, au Québec, on est présentement dans la position privilégiée d’avoir le surplus du RQAP », note cette infirmière, également directrice du Centre d’études et de recherche en intervention familiale à l’UQO.

« On discrimine selon le nombre de semaines de grossesse, en disant que la femme de 20 semaines a plus besoin de se remettre physiquement. Mais on ne tient pas compte du fait que tout le monde a besoin de se remettre psychologiquement ! »

Études à l’appui

Mme de Montigny prône un minimum de « prestations parentales » à la suite d’une fausse couche, pour les deux parents.

PHOTO ESTHER CAMPEAU, FOURNIE PAR FRANCINE DE MONTIGNY

Francine de Montigny, professeure à l’Université du Québec en Outaouais et spécialiste du deuil périnatal

En les retournant au travail de façon précoce, on les empêche de vivre toutes les émotions du deuil, ce qui amplifie les sentiments de détresse.

Francine de Montigny, professeure à l’Université du Québec en Outaouais

« Nos études l’ont montré, les femmes et les hommes sont à risque de troubles de santé mentale, [dont] de l’anxiété et de la dépression », avance Mme de Montigny.

Plusieurs pères retournés rapidement au travail pleurent encore la perte de leur enfant et vivent de la détresse psychologique, montre une étude menée auprès d’une quarantaine d’hommes par la professeure Sophie Meunier, du département de psychologie de l’UQAM3.

« Nous allons demeurer attentifs aux prochaines projections, afin de voir si la tendance [du régime en surplus] se maintient, avant de prendre toute décision à ce sujet », a répondu le cabinet de Mme Champagne Jourdain, ministre de l’Emploi, par courriel.

20 %

Une grossesse sur cinq se termine par un deuil périnatal dans les pays occidentaux.

Source : Sophie Meunier & al., Exploring the experience of presenteeism among fathers returning to work following a perinatal death, Community, Work & Family, 2024.

1. Voyez les prestations de maternité offertes après la 19e semaine complète de grossesse  2. Lisez l’article « Bébés en baisse, surplus en hausse » 3. Lisez le résumé de l’étude dirigée par Sophie Meunier (en anglais)

Les prestations, une demande de longue date

Créer un congé payé pour le deuil périnatal, pour les deux parents ? C’est une demande de longue date, qui a été entendue dans quelques pays.

Au Québec, au moins deux pétitions ont été déposées à l’Assemblée nationale pour réclamer un congé payé pour le père (2012) ou le « parent n’ayant pas porté l’enfant » (2023) après une fausse couche.

Dans les deux cas, on demandait des prestations du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP).

Plusieurs organismes, dont l’association Parents orphelins et le Réseau des Centres de ressources périnatales du Québec, ont aussi réclamé un congé payé pour le père ou le coparent.

À Ottawa, le député conservateur Blake Richards a créé deux pétitions (en 2020 et en 2023) réclamant la création d’une prestation pour tous les parents vivant un deuil périnatal.

Peu d’exemples ailleurs

À peine une dizaine de pays prévoient une forme de congé payé à la suite d’une fausse couche, montrent une compilation produite pour le gouvernement irlandais et une étude réalisée par des chercheurs britanniques⁠1,2. Cela inclut notamment la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Royaume-Uni, l’Islande, le Portugal, Taïwan et la Corée du Sud.

Les modalités (durée minimale de la grossesse, longueur du congé, inclusion du partenaire, etc.) sont toutefois très différentes d’un endroit à l’autre. Et les prestations sont plus souvent payables par l’employeur que par une caisse publique.

Au Canada, le gouvernement Trudeau a annoncé la création d’un nouveau « congé lié à la fausse couche » pour les travailleurs « des secteurs sous réglementation fédérale » dans son budget 2023. Le projet de loi a été adopté, il ne manque plus que la sanction royale, nous a indiqué Emploi et Développement social Canada à la mi-juin.

Ce nouveau « congé en cas de perte de grossesse » accordera trois jours de congé rémunéré aux employés du secteur privé sous réglementation fédérale (transport aérien, banques, télécoms, télé, radio, etc.). Il s’appliquera à partir de la 20e semaine de grossesse, et les deux conjoints y seront admissibles. L’entrée en vigueur est prévue « au plus tard en décembre 2025 ».

1. Consultez la compilation produite pour le gouvernement irlandais (en anglais) 2. Consultez l’étude réalisée par des chercheurs britanniques (en anglais) Lisez l’article « Deuil périnatal : QS parraine une pétition pour allouer un congé au père » Lisez l’article « L’Assemblée nationale adopte un projet de loi libéral sur le deuil périnatal »