La création d’images hypertruquées sexuellement explicites chez les jeunes soulève des inquiétudes.

La création de faux nus grâce à l’intelligence artificielle, en utilisant la technique de l’hypertrucage, ou deepfake, prend de l’ampleur dans les écoles secondaires du pays. Un phénomène aux lourdes conséquences sur les victimes, qui inquiète les acteurs du milieu.

Ce qu’il faut savoir

La création de faux nus grâce à l’intelligence artificielle prend de l’ampleur dans les écoles secondaires du pays et des experts sonnent l’alarme.

Les sites et les applications, souvent gratuits, permettant de créer ce type d’image se développent et se multiplient, alors que les restrictions encadrant les entreprises et l’éducation auprès des jeunes, non.

Si les faux nus correspondent à de la pornographie juvénile, les jeunes réalisent rarement que leurs actes ont une portée criminelle.

Dans une école secondaire de Montréal, des membres de la direction et des professeurs reçoivent les photos nues d’adolescentes de l’établissement. Elles ont été envoyées par des élèves de la même année. Les images sont à s’y méprendre. Elles semblent réelles à première vue. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ouvre une enquête. Le verdict tombe : les images ont été générées par intelligence artificielle à partir de photos habillées des victimes mineures. Mais les visages sont vrais.

Maya Alieh est sergente-détective et superviseure du module cyberenquête du SPVM. C’est son équipe qui a enquêté sur ce dossier il y a quelques années. L’évènement était en avance sur son temps, dit-elle. Mais depuis, de nombreux autres cas du genre ont été signalés dans les écoles. Et plusieurs experts sonnent l’alarme.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Maya Alieh, sergente-détective et superviseure du module cyberenquête du Service de police de la Ville de Montréal, en octobre dernier

« Le phénomène se produit toujours de la même façon. J’ai eu un cas similaire cette année », souligne Maya Alieh.

Juste pour cette année, la policière s’attend pour le SPVM à environ 10 à 12 cas de faux nus créés par des adolescents et montrant une ou des adolescentes.

Le Centre canadien de protection de l’enfance (CCPE) remarque aussi une hausse des signalements au Canada. Au cours des 12 derniers mois, 4000 cas d’images hypertruquées sexuellement explicites de mineurs ont été rapportés, ce qui inclut des cas de pédopornographie, de sextorsion et de faux nus créés par des adolescents, selon le porte-parole René Morin.

Même constat au bureau du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). MMaxime Ouellette, procureur et instigateur du projet SEXTO mis en place en 2016, remarque qu’une « tendance s’installe ». Il y a 12 à 18 mois, il entendait peu parler de cas de faux nus entre ados.

Phénomène récent

Pour MOuellette et MJoanny St-Pierre, aussi procureure au DPCP, les chiffres ne sont pas encore « alarmants », mais le phénomène l’est.

Je pense qu’on est vraiment à la veille [d’un phénomène] qui s’en vient en explosion, mais je ne suis pas convaincue qu’on le voit encore dans les cas d’enquête policière et les tribunaux.

MJoanny St-Pierre, procureure au DPCP

Le phénomène est récent et les images ne sont pas toujours reconnues comme fausses. Si les images sont créées mais qu’elles ne sont pas signalées, les chiffres ne sont pas compilés.

« On a souvent l’image du gars un peu gêné dans son sous-sol, qui n’ose pas entrer en contact avec d’autres », mais c’est rarement le cas, explique MSt-Pierre. Selon les procureurs, il existe autant de raisons de créer ces images qu’il y a d’adolescents. Un adolescent pourrait télécharger des images de sa copine hypertruquées « pour rire » ; un autre, celle d’une camarade de classe pour la harceler ou l’intimider.

Les sites et les applications, souvent gratuits, permettant de créer ce type d’images se développent et se multiplient ; les restrictions encadrant les entreprises et l’éducation auprès des jeunes, non. « On rame à contre-courant des nouvelles technologies », souligne Mme Alieh.

Certains sites ou applications n’ont pas été créés pour l’hypertrucage. D’autres ont des pare-feu. Toutefois, la sergente-détective du SPVM estime que « les jeunes n’ont aucune difficulté à utiliser les sites ».

Selon René Morin, le phénomène actuel de faux nus dans nos écoles n’est pas sans rappeler celui du sextage à ses débuts, alors qu’il prenait de court les établissements scolaires.

De nombreuses conséquences

Anxiété, idées suicidaires, isolement, quête perpétuelle pour éliminer les photos nues sur le web : les conséquences sur les victimes sont aussi graves que si les photos étaient réelles.

Les images étant d’abord jugées réelles, la pression repose sur les épaules des victimes, explique MSt-Pierre. La prise en charge des victimes par les écoles ou la police peut prendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines, et il y a de lourdes conséquences.

Si les faux nus correspondent à de la pornographie juvénile, les jeunes réalisent rarement que leurs actes ont une portée criminelle.

Julie Miville-Dechêne est sénatrice indépendante et instigatrice du projet de loi fédéral sur l’exposition des jeunes à la pornographie. Pour elle, la popularité du phénomène des faux nus auprès des adolescents est la conséquence directe de la normalisation de la pornographie.

Actuellement, aucune loi fédérale n’encadre l’hypertrucage photo, audio ou vidéo. Le projet de loi C-27 sur l’intelligence artificielle et le projet de loi C-63 sur les préjudices en ligne sont en première lecture à la Chambre des communes. Ces deux lois permettraient d’encadrer le phénomène.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

La sénatrice Julie Miville-Dechêne, instigatrice du projet de loi fédéral sur l’exposition des jeunes à la pornographie

Le Canada traîne la patte. La législation est nécessaire et c’est urgent.

La sénatrice Julie Miville-Dechêne, instigatrice du projet de loi fédéral sur l’exposition des jeunes à la pornographie

Laurent Charlin, professeur agrégé à HEC Montréal et titulaire d’une Chaire en IA Canada-CIFAR, reconnaît qu’il est essentiel de mettre en place des lois. Pourtant, il souligne que cela ne semble pas être suffisant puisque les pays n’ont pas toujours la capacité de les mettre en œuvre et de poursuivre les entreprises fautives. « Pendant longtemps, on ne pensait pas à une intelligence artificielle éthique ou à des garde-fous », explique-t-il.

Le meilleur moyen de faire face au phénomène des faux nus est de sensibiliser les jeunes aux nouvelles technologies et à leur impact. « En 2024, on devrait s’assurer de la sécurité numérique de nos enfants comme quand on leur apprend à nager », croit MSt-Pierre.

Prévention et conseils

Comment éviter que les adolescents créent de faux nus ou en soient victimes ? Voici les conseils de la sergente-détective Maya Alieh, du SPVM, et de MMaxime Ouellette et MJoanny St-Pierre, procureurs du DPCP.

Mesures de prévention

  • Limiter son exposition en ligne et les photos de son visage (avoir recours à un filtre social pour déterminer qui peut accéder à son profil et visionner ses publications).
  • Dans l’incertitude, analyser les détails d’une photo pour tenter d’y déceler la présence d’aberrations et d’anomalies.
  • Ne pas partager d’images qu’on n’a pas prises puisqu’on n’en connaît pas la source.
  • Ne pas envoyer de photos intimes de soi, même à un amoureux.

Conseils aux parents

  • Rappeler aux jeunes qu’ils sont responsables de leurs actions en ligne au même titre que dans la vie réelle.
  • Parler à ses enfants des risques et des conséquences de la création d’images hypertruquées représentant d’autres élèves, notamment dans un contexte sexuel. Les conséquences sont criminelles.
  • Recevoir avec bienveillance une victime si elle se confie sur les faux nus ou l’hypertrucage dont elle a fait l’objet.
  • Communiquer avec l’école et la police lorsque l’on connaît une victime de faux nus ou d’hypertrucage pour qu’une enquête soit ouverte et pour être dirigé vers les bonnes ressources.