Depuis plus d’un an, un facteur de Postes Canada est visé par des messages homophobes sur son lieu de travail, du harcèlement qui l’a plongé en épuisement psychologique. Depuis plus d’un an, il exhorte son employeur à prendre les moyens pour que ces actes d’intimidation cessent. En vain. La société d’État enregistre une hausse marquée des évènements de violence et de harcèlement au travail.

« PD » : ce sont les deux lettres préférées d’un ou de plusieurs tagueurs employés de l’imposante succursale de Postes Canada de Bridge, à Montréal. Cette insulte homophobe vise celui que nous appellerons Fred. La victime a requis l’anonymat puisqu’elle craint des représailles professionnelles et personnelles.

Nous avons pu corroborer sa version à l’aide de photos, de courriels, de formulaires de plaintes et de quatre témoins avec qui nous avons discuté. En 2017, la succursale de Bridge avait fait l’objet d’un reportage de La Presse dans lequel des travailleurs dénonçaient un environnement « toxique ».

Alors que tous les cas de blessures physiques sont en diminution de 2022 à 2023 chez Postes Canada, les « incidents liés à la violence et au harcèlement en milieu de travail » ont bondi de 60 %, passant de 553 à 886, montre un rapport sur le développement durable publié par la société de la Couronne le 31 mai dernier.

Le calvaire de Fred, qui est homosexuel, débute de manière anodine en avril 2023. Le jeune facteur découvre que son nom est peint sur un mur des toilettes des hommes. Un nouveau graffiti s’incruste quelques jours plus tard, puis un troisième, où « Fred » apparaît cette fois dans les contours d’un pénis. Cet évènement convainc le salarié de Postes Canada de remplir un premier avis d’incident à l’intention de son employeur.

En juin 2023, « Fred » est écrit au feutre noir près d’un trou dans un mur des toilettes. Une flèche relie le prénom à l’orifice. Un mois plus tard, une autre cavité se forme. « I’m Back » (je suis de retour), écrira le harceleur. En août, le ton est plus menaçant : « Ferme ta yeule criss de PD ».

C’est bientôt le camion de livraison de Fred qui sert de toile à la haine : un « PD » en caractère gras contraste avec la peinture blanche.

Des clients desservis par Fred disent voir leur facteur, « un rayon de soleil », s’éteindre à petit feu. « C’est une petite joie de vivre, ce monsieur-là, raconte par exemple Marie-Johanne Grégoire. Mais je le voyais dépérir, le moral bas, moins rieur, plus anxieux. On a commencé à jaser. Et il s’est ouvert sur l’intimidation au travail. »

Le conjoint de Fred, lui aussi travailleur des postes, témoigne de la « détresse psychologique » de son compagnon d’ordinaire si lumineux. « À un moment donné, j’ai levé un drapeau à la direction : il est temps de faire quelque chose, parce qu’un jour, il pourrait être trop tard. On ne sait jamais quelle sera la goutte qui va faire déborder ton vase. »

Un malfaiteur introuvable

La direction organise des rencontres avec les employés, mais celles-ci ne permettent pas d’enrayer le problème.

« Il existe une formation de cinq heures sur le harcèlement, mais on nous a résumé son contenu en une quinzaine de minutes, comme ça, un matin », s’étonne une collègue de Fred, Valérie Gravel. « En tant que personne homosexuelle, j’ai des inquiétudes à savoir si la gestion est capable de faire appliquer la Charte contre le racisme et la discrimination de Postes Canada. »

« Quand ce ne sera plus Fred, ça va être qui ? », se demande pour sa part Tiffany Dubreuil, commis de tri final à Bridge.

« Quand ce ne sera plus les gais, est-ce qu’on va s’en prendre aux personnes obèses ou sourdes ? Ça crée ce genre de climat. »

Graffiti après graffiti, la direction est incapable d’identifier le ou les coupables. Les caméras de surveillance n’enregistrent jamais d’images probantes des méfaits, explique-t-on à Fred. Or, il n’a jamais pu voir les images.

Le 18 septembre 2023, le facteur reçoit une mystérieuse lettre à son domicile. À l’intérieur, la missive est aussi brutale que laconique : « Ta Yeule PD ». Le mois suivant, voilà que le tabouret du facteur est « taggué » avec la même abréviation, un dérivé de pédéraste, qui désignait autrefois un homme attiré par les jeunes garçons.

Fred a rempli quatre avis d’incident, fait deux plaintes à la police, sollicité la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse – une dizaine de collègues ont joint leur voix – et déposé quatre griefs auprès de son syndicat.

Toujours ce même objectif : « que l’intimidation cesse ».

Même scénario à son retour

Au bout d’une vingtaine d’évènements, miné par l’insomnie et l’anxiété, Fred tombe en arrêt de maladie en octobre 2023. Il est indemnisé par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) pour harcèlement au travail, selon le billet du médecin.

Il retrouve progressivement ses fonctions cinq mois plus tard, en mars, avec l’espoir que le temps aura usé la motivation de son ou de ses intimidateurs. C’est le 14 avril qu’il réalise qu’un prédateur court toujours. Sur le mur des toilettes des hommes où est apparu un premier graffiti il y a un an presque jour pour jour : « Who I Am ? King PD ! »

« Durant votre absence, il n’y a eu aucun incident », note un chef d’unité dans un compte rendu adressé à Fred et daté du 1er mai 2024. Une énième confirmation qu’on s’en prend directement à lui.

Le facteur a récemment appris qu’un nouveau graffiti est apparu à la fin du mois de mai. Il a rapidement été effacé par la direction. Combien d’autres comme celui-là ?

Fred déplore que Postes Canada, soumise au Règlement sur la prévention du harcèlement et de la violence dans le lieu de travail (projet de loi C-65), ait manqué de rigueur et de volonté dans sa gestion du dossier.

Par-dessus tout, Fred s’explique mal que son employeur n’arrive toujours pas à lui offrir un espace de travail sécuritaire, plus d’un an après son premier signalement. Il raconte son histoire dans l’espoir que « l’intimidation cesse ». Qu’il puisse reprendre son travail normalement. Et aussi sa vie.

« Pendant plus d’un an, j’ai vu mon collègue souffrir, subir des déceptions, des refus, des griefs infructueux et des abandons, raconte la factrice Valérie Gravel. Chaque jour, il redoute d’être de nouveau la cible d’insultes, et chaque jour, la violence psychologique qu’il subit s’intensifie. »

Fred, poursuit-elle, « porte des lunettes de soleil chaque matin ». Pourquoi ? « Pour cacher les larmes qui ont trop souvent coulé avant même 7 h. »

La réaction de Postes Canada

Postes Canada indique ne pouvoir donner aucun détail sur la situation de Fred « pour respecter la confidentialité de l’enquête ». « Je peux confirmer que nous prenons la situation au sérieux et que nous avons agi rapidement », écrit Valérie Chartrand, porte-parole de la société postale, dans un courriel. « Plusieurs équipes internes, le syndicat et d’autres, continuent de travailler en vue d’une résolution. Nous avons également augmenté les mesures de sécurité et de surveillance en milieu de travail, et avons soulevé la question avec Emploi et Développement social Canada afin de ne négliger aucune avenue pour résoudre cette situation. » L’objectif de Postes Canada, qui compte quelque 68 000 employés, « est d’éliminer complètement les préjudices, ce qui signifie qu’un incident de harcèlement en milieu de travail est un incident de trop », poursuit la porte-parole. En ce qui concerne l’augmentation des cas de harcèlement et de violence au travail, Postes Canada assure avoir « mis à jour sa politique » et « amélioré la formation », en plus d’avoir revu son « procédé de résolution » et sa « plateforme de gestion ». « Bien que nous ayons réalisé des progrès en travaillant ensemble, nous avons encore du travail à faire », souligne Mme Chartrand.