(Ottawa) Des fonctionnaires fédéraux ont passé environ 1600 heures à tester l’automne dernier l’application mPersona, mise au point par une entreprise privée appartenant à Janak Alford, haut dirigeant du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE).

Ce qu’il faut savoir

  • Le gouvernement fédéral compte utiliser l’intelligence artificielle pour régler les nombreux problèmes liés au système de paie Phénix.
  • Des employés fédéraux ont testé pendant quatre mois l’application mPersona, conçue par Symaiotics. Cette entreprise privée appartient à un haut dirigeant du CANAFE, Janak Alford.
  • L’essai de mPersona a pris fin de manière abrupte après que La Presse eut entrepris une enquête sur ce dossier.
  • En tout, les employés ont passé 1600 heures à tester cette application qui s’appuie sur l’intelligence artificielle.

M. Alford s’est retrouvé sur la sellette il y a deux mois après que La Presse a révélé son double emploi. D’une part, il est propriétaire d’une entreprise, Symaiotics, qui a conçu l’application mPersona mise à l’essai par 34 agents fédéraux de la rémunération pour trouver des solutions aux nombreux problèmes du système de paie Phénix. D’autre part, il est dirigeant principal de la technologie du CANAFE, agence fédérale dont le mandat principal est de lutter contre le blanchiment d’argent.

M. Alford n’a jamais déclaré qu’il est propriétaire de cette entreprise durant les deux rencontres organisées par de hauts fonctionnaires du ministère des Services publics et de l’Approvisionnement (SPAC), l’automne dernier, pour évaluer l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le traitement de la rémunération des fonctionnaires fédéraux.

Ces liens non déclarés ont provoqué un branle-bas de combat au sein de ce ministère lorsque La Presse a commencé à poser des questions à ce sujet, menant à une coupure des ponts chaotique avec l’entreprise le 23 janvier et poussant un sous-ministre à évoquer des « enjeux de valeurs ».

D’autant que ces hauts fonctionnaires croyaient à tort que mPersona avait été conçue par le CANAFE et non pas par l’entreprise de Janak Alford, selon des documents obtenus en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

Depuis ces révélations, qui ont mené les partis de l’opposition à réclamer la tenue d’une enquête, M. Alford a lancé une nouvelle entreprise dans le secteur de la haute technologie, Loper Technology Canada Corporation. Il appert que ce double emploi ne suscite pas d’inquiétude particulière au sein de la haute direction du CANAFE, agence fédérale qui relève de la responsabilité de la ministre des Finances, Chrystia Freeland.

« M. Alford s’est vu imposer des conditions pour s’assurer que ses activités personnelles en dehors de son rôle de dirigeant principal de la technologie de CANAFE demeurent entièrement séparées de ses fonctions au Centre », a affirmé récemment Erica Constant, porte-parole du CANAFE.

Séance de breffage pour le ministre Duclos

Selon des documents obtenus dernièrement par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, le ministre de SPAC, Jean-Yves Duclos, a eu droit le 12 janvier à une séance de breffage de la part de hauts fonctionnaires de son ministère sur les essais de mPersona par des employés fédéraux et l’utilisation de l’intelligence artificielle pour régler les problèmes de rémunération. Cette séance d’information a eu lieu une dizaine de jours avant que son ministère ne mette fin d’une façon abrupte aux essais de l’application par des employés fédéraux.

« Le ministre a assisté à une séance d’information et à une démonstration sur la façon dont les conseillers en rémunération de SPAC pouvaient utiliser l’intelligence artificielle pour aider à réduire les arriérés du système Phénix. On lui a présenté les économies de temps potentielles pour chaque cas. De hauts fonctionnaires de SPAC ont fait la présentation. La présentation sur les bénéfices de l’intelligence artificielle a été offerte proactivement par les hauts fonctionnaires de SPAC », a indiqué Guillaume Bertrand, porte-parole du ministre Duclos, dans un courriel à La Presse.

PHOTO PATRICK DOYLE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jean-Yves Duclos, ministre des Services publics et de l’Approvisionnement

M. Bertrand a précisé que le ministre Duclos a demandé plus d’informations sur la manière dont l’intelligence artificielle pouvait être utilisée afin de réduire les arriérés liés au système de paie Phénix.

« L’outil a été utilisé gratuitement à des fins de démonstration et de validation du concept. Il a été établi que l’équipe avait recueilli suffisamment d’information pendant les tests pour mettre fin à cette utilisation. SPAC n’utilise plus l’outil », a-t-il dit, ajoutant qu’aucun contrat n’avait été accordé à Symaiotics.

« Pas au courant du lien »

M. Bertrand a souligné que M. Duclos ne savait pas, au moment de la séance d’information, que Janak Alford occupait un double emploi.

« Le ministre n’était pas au courant du lien entre M. Alford et l’outil qui a été étudié. Il n’avait jamais entendu parler de l’individu en question. Le ministre croit qu’il aurait été approprié que l’employé du CANAFE fasse preuve d’une plus grande transparence avec les fonctionnaires de SPAC », a-t-il indiqué.

SPAC a été contraint de dévoiler le nombre d’heures que les agents de la rémunération ont consacré à tester mPersona à la suite d’une requête écrite du Parti conservateur.

« Les employés de SPAC ont passé environ 1600 heures à tester mPersona. Après cela, SPAC a déterminé qu’il avait recueilli suffisamment d’informations pour mettre fin à cette utilisation », a écrit le député libéral Charles Sousa, qui est le secrétaire parlementaire du ministre Jean-Yves Duclos.

Selon une source au SPAC qui a requis l’anonymat afin de ne pas faire l’objet de représailles, ces heures travaillées représentent pour le gouvernement fédéral l’équivalent de 100 000 $ en salaires.

Avec William Leclerc, La Presse