Dépassements de coûts prévus de 300 millions, erreurs de calcul, reports fréquents : le nouveau système de perception de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) accumule d’importants ratés, montrent de nombreux documents produits dans les derniers mois et consultés par La Presse.

L’outil numérique a déjà coûté plus d’un demi-milliard aux contribuables, alors que les dépenses autorisées atteignent 706,5 millions, contre un budget annoncé de 408 millions – incluant la maintenance – en 2019. La mise en œuvre de la phase ultime du projet a été reportée une énième fois du 13 mai dernier à octobre prochain.

L’initiative, dans les cartons depuis 2010, vise à moderniser la perception des droits et des taxes sur les marchandises commerciales. Tous les importateurs et leurs partenaires commerciaux devront être enregistrés dans un portail client pour transmettre leurs déclarations et leurs paiements directement en ligne à l’ASFC. C’est désormais elle qui sera chargée des calculs plutôt que les importateurs.

L’une des retombées espérées est d’augmenter les recettes pour l’État canadien en réduisant « les occasions manquées d’appliquer les taxes et les droits » sur près de 800 milliards de biens importés chaque année, selon l’ASFC. Des gains annuels actuellement évalués à quelque 40 milliards.

Le 19 avril dernier, l’ASFC a expliqué que le lancement intégral du Système de gestion des cotisations et des recettes (GCRA) n’aurait pas lieu le 13 mai, comme annoncé, en raison du risque de grève à l’Alliance de la fonction publique du Canada.

« La GCRA est prête à être déployée », a écrit l’agence dans un communiqué le 19 avril. Or, la veille, le Comité permanent du commerce international (CPCI) avait demandé la « suspension de l’entrée en vigueur du système du GCRA » pour une tout autre raison : il venait d’entendre des témoignages accablants de nombreux partenaires commerciaux sur les performances du système.

Aux mois de mars et d’avril, une quarantaine d’entités impliquées dans le commerce transfrontalier faisaient le même constat dans une quinzaine de mémoires remis au CPCI. « Le système de GCRA n’est pas prêt. »

En date du 31 décembre 2023, le chantier numérique avait déjà engendré des dépenses de plus de 560 millions – 440 millions en développement et 120 millions en maintenance –, selon un document de « divulgation proactive » produit par l’ASFC. Les dépenses autorisées atteignent plus de 700 millions, soit un dépassement de coût de quelque 300 millions par rapport aux prévisions de 2019.

Des tests « frustrants », des failles « non résolues »

Dans un mémoire accablant remis aux parlementaires le 8 avril dernier et passé inaperçu, 22 organisations soulignent notamment que « les calculs des droits et taxes continuent d’être erronés ». Parmi les signataires : l’Association canadienne des importateurs et exportateurs (IE Canada), la Société canadienne des courtiers en douane, la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante et la Chambre de commerce des États-Unis.

« L’état du projet et ses nombreux retards viennent entièrement de l’ASFC », a indiqué Kim Campbell, ex-présidente d’IE Canada, lors d’un comité parlementaire tenu en mars dernier. « La vérité qui dérange, a-t-elle ajouté, c’est que l’ASFC n’a pas suivi une méthodologie de projet de TI [technologies de l’information] connue. L’agence nous a ainsi laissés dans un état de non‑préparation à la mise en place du 13 mai, parce qu’elle n’a pas créé d’environnement favorable. »

IE Canada représente plus de 200 entreprises « qui dépendent de la circulation des marchandises à travers les frontières du Canada ».

L’ASFC a mené trois séries de tests contrôlés du système GCRA, a précisé Mme Campbell.

Chaque série de tests a été extrêmement frustrante, car le processus et les scripts de tests étaient truffés d’erreurs et semaient la confusion. La même chose s’est répétée à chaque phase de test. Des éléments qui devaient être corrigés ne l’ont pas été.

Kim Campbell, ex-présidente d’IE Canada, en comité parlementaire

Les membres de la Société canadienne des courtiers en douane (SCCD) ont quant à eux soulevé des « inquiétudes quant aux essais insuffisants et aux failles non résolues avant que la GCRA soit en service » dans un mémoire déposé à la fin du mois de mars. Les courtiers traitent plus de 90 % des transactions d’importation pour près de 230 000 importateurs canadiens.

Le 14 mai dernier, dans une lettre transmise à la direction de l’ASFC et que La Presse a obtenue, la SCCD a renchéri en nommant sept « problèmes clés » liés à l’enregistrement dans le nouveau portail.

IMAGE TIRÉE D’UNE VIDÉO DE PARLVU. PARL

Ted Gallivan, premier vice-président de l’ASFC

Il est « impensable » qu’un système de la portée du GCRA soit dépourvu d’« oublis » ou de « bris », a réagi Ted Gallivan, premier vice-président de l’ASFC, lors d’une entrevue avec La Presse par visioconférence.

J’accepte qu’il va y avoir des problèmes parce que c’est un système avec des millions de transactions. Mon rôle, c’est d’avoir une équipe qui documente les problèmes, puis qui les règle dans un temps opportun.

Ted Gallivan, premier vice-président de l’ASFC

M. Gallivan, en poste depuis septembre 2021, persiste et signe : « Je crois que c’était prêt ». Il en tient pour preuve le lancement du système à l’interne, qui aurait déjà permis de repérer de nombreuses erreurs dans des déclarations passées. Dans un rapport de 2017, le Bureau du vérificateur général estimait que « les importateurs avaient mal classé des marchandises dans plus de 20 % des cas ».

Le spectre d’ArriveCAN

Le GCRA, « c’est un peu un mélange entre ArriveCAN et Phénix », se désole Simon-Pierre Savard-Tremblay, député du Bloc québécois et vice-président du Comité permanent du commerce international, en faisant référence aux deux projets numériques fédéraux plombés par des scandales.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Simon-Pierre Savard-Tremblay, député du Bloc québécois et vice-président du Comité permanent du commerce international

Le 21 mars dernier, le CPCI a demandé à l’ASFC « la production de documents cruciaux » – notamment des plans d’urgence en cas d’incident du nouveau système GCRA – dans un délai de 15 à 20 jours. « On n’a toujours pas reçu les documents demandés » pour compléter notre étude, déplore M. Savard-Tremblay.

Le projet [de GCRA] semble reproduire le modus operandi de projets antérieurs de l’ASFC – notamment ArriveCAN – où un système est déployé de façon précipitée comme solution à un problème inexistant, sans consultation adéquate avec les acteurs clés, y compris le propre personnel de l’Agence et le syndicat qui les représente.

Syndicat des douanes et de l’immigration, sur son site internet

La multinationale Deloitte a obtenu par appel d’offres l’essentiel des contrats accordés par l’ASFC pour le GCRA, en 2013, 2015, 2016 et 2018. À lui seul, le plus récent contrat, qui s’étire jusqu’en 2026, affiche une valeur de 322 millions, selon des documents demandés en vertu du privilège parlementaire et obtenus par La Presse. Seuls deux des quatre fournisseurs qui désiraient soumissionner se sont qualifiés pour l’examen des offres, montre une présentation de l’ASFC que nous avons consultée. En 2015, au tout début du processus d’appel d’offres, le lancement du portail était prévu pour 2020.

Selon un « Cahier de transition du premier vice-président » publié en 2019, l’ensemble du projet initial de GCRA devait coûter 371,5 millions – en plus de 36,5 millions pour la maintenance – et être lancé au plus tard le 31 juillet 2021. Une nouvelle itération était prévue pour mai 2022, puis pour octobre 2023, et enfin pour mai 2024. La mise en œuvre de la phase ultime a de nouveau été repoussée à octobre.

Déjà en 2021, une vérification interne pointait des « retards importants dans la conception de la solution » qui « ont eu une incidence sur les activités d’intégration essentielles qui doivent être réalisées, y compris la résolution des problèmes d’interface et la réalisation d’essais d’acceptation par l’utilisateur ».

C’est d’ailleurs la « mauvaise performance » de Deloitte dans le développement du système GCRA qui aurait servi d’argument à la haute direction d’ASFC pour recourir aux services de GC Strategies – au cœur du fiasco – pour développer l’application ArriveCAN. C’est du moins ce qu’a raconté Cameron MacDonald, ancien employé de l’ASFC et sous-ministre adjoint à Santé Canada, devant un comité parlementaire en novembre 2023.

IMAGE TIRÉE D’UNE VIDÉO DE PARLVU.PARL

Cameron MacDonald, ancien employé de l’ASFC et sous-ministre adjoint à Santé Canada

L’ancien président de l’ASFC John Ossowski a plus tard nié ces allégations.

En entrevue avec La Presse, le premier vice-président Ted Gallivan impute les retards et les dépassements de coût qui touchent le système GCRA à « deux principaux facteurs » : la pandémie de COVID-19 et l’inflation. Est-il satisfait de la performance de Deloitte dans le projet ? S’ensuit un long silence…

« Je suis très vigilant pour m’assurer de la valeur pour les contribuables. Je dirais que, chaque semaine, il y a des discussions pointues. Alors mon rôle, c’est de challenger, de ne jamais être satisfait et de toujours exiger plus. Alors c’est pour ça que j’ai de la difficulté à répondre à la question. Deloitte suit la marche et répond parfaitement aux besoins écrits de l’Agence, mais nous poussons… »

Deloitte Canada a refusé notre demande d’entrevue. Dans un courriel transmis à La Presse, elle se dit « fière » de ses « projets passés et en cours pour le gouvernement du Canada ».

Développé par l’État, commercialisé par Deloitte ?

Malgré les centaines de millions d’argent public investi dans le système GCRA, les revenus d’une éventuelle commercialisation ailleurs dans le monde profiteraient à Deloitte plutôt qu’au gouvernement du Canada, a appris La Presse. « Les données, les déclarations, les soumissions, tout ça appartient à la Couronne », note toutefois Ted Gallivan. N’est-ce pas une mauvaise nouvelle pour les contribuables ? « Est-ce qu’au niveau de la négociation des contrats, ça aurait été possible de dire : si vous revendez le logiciel, on reprend un pourcentage ? Ce n’est pas quelque chose que j’ai déjà vécu et je n’étais pas en place [durant les négociations]. » « L’analyse de rentabilisation [business case] pour les Canadiens, c’est de corriger le 20 % [d’erreurs de catégorisation des marchandises] identifié par le [Bureau du vérificateur général] », poursuit le vice-président, qui estime que le système permettra de recouvrir l’argent investi en 18 mois ou 2 ans. « Après, c’est du profit pour les contribuables. Je suis très confiant qu’on va en avoir pour notre argent. »

Des contrats sous la loupe

La firme McKinsey & Company a obtenu un contrat de 1,3 million pour offrir des conseils stratégiques à l’ASFC dans le développement du GCRA, montrent les documents consultés par La Presse. Dans ce cas précis, la stratégie d’approvisionnement était « structurée de manière à simplifier l’attribution du contrat à McKinsey & Company », avons-nous pu constater en recoupant des informations parues dans un récent rapport du Bureau du vérificateur général (BVG) sur les contrats octroyés à la firme par des ministères et des organismes fédéraux.

McKinsey était le seul fournisseur de services à avoir présenté une soumission, nous a confirmé une porte-parole du BVG. D’autres soumissionnaires potentiels avaient fait savoir que les critères leur paraissaient « trop restrictifs ». « Nous n’avons trouvé aucun élément probant dans les dossiers conservés par l’Agence des services frontaliers du Canada qui justifie la décision de ne pas donner suite aux préoccupations des soumissionnaires », écrit la vérificatrice générale (VG) dans son rapport.

L’un des fournisseurs suspendus pour sa participation dans le scandale ArriveCAN, Coradix Technology, a par ailleurs reçu un contrat d’environ 400 000 $ tout au début du développement du système GCRA, autour de 2013, nous a pour sa part confirmé Ted Gallivan, premier vice-président de l’ASFC.

« En ce moment, l’Agence s’assure qu’un comité de gestion scrute tout contrat avant qu’il soit lancé, dit-il. On veut s’assurer que, dorénavant, il n’y ait aucune question sur ce genre de lacunes. »

Gestion financière

Dans un autre audit publié en février sur le développement de l’application ArriveCAN, la VG déplorait les failles de gestion au sein de l’ASFC. « C’est probablement l’une des pires tenues de registres financiers que j’ai jamais vues », écrivait-elle.

Pourrions-nous avoir une surprise similaire avec le projet GCRA ? « Je dirais non pour trois raisons », répond M. Gallivan. Parce que « l’Agence a pu planifier toutes les étapes et bien décider des coûts avant de commencer », parce que le projet « est suivi de près par le Conseil de Trésor » et parce que « nous avons appris d’ArriveCAN. »

Dans son mémoire de mars, l’Association canadienne des importateurs et exportateurs (IE Canada) demande au Comité permanent du commerce international de mandater la VG afin qu’elle produise un rapport d’examen sur la « gestion et l’exécution du projet, les dépassements de coûts et la gestion des fournisseurs » au plus tard le 1er octobre 2024.