(Batiscan) « T’es pas en loi, t’es chez moi ! », nous crie une propriétaire riveraine sur la plage de Batiscan à la fin mai.

La journaliste et le photographe de La Presse marchent pourtant dans la zone considérée comme publique. La partie « découverte » de la plage située entre la limite des hautes eaux et l’« eau du jour » appartient à l’État québécois, nous avait confirmé le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) par courriel.

« Moi, ils m’ont bornée dans le fleuve dans les années 1990 », a fait valoir la femme, qui n’a pas voulu se nommer. « On a tous payé, c’est pour ça qu’on veut la paix ! »

« T’es dans un nid de guêpes, t’en aperçois-tu, de ça ? », a ajouté un homme arrivé sur ces entrefaites.

Les tensions suscitées par cette plage durent depuis des années, et ont été maintes fois rapportées par les médias de la Mauricie.

PHOTO FOURNIE PAR CINDY DEVOST

Ani Müller, résidante de Batiscan, a été abordée par des agents de la Sûreté du Québec (SQ) alors qu’elle était assise au bord de l’eau avec une amie et leurs enfants, à la suite de la plainte d’une riveraine, en juillet 2023.

En juillet dernier, une résidante de la municipalité, Ani Müller, a été abordée par des agents de la Sûreté du Québec (SQ) alors qu’elle était au bord de l’eau avec une amie et leurs enfants, à la suite de la plainte d’une riveraine.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Ani Müller, porte-parole de l’Association pour l’accessibilité citoyenne à la plage de Batiscan, rencontrée dans son atelier d’artiste peintre

Je me suis levée, j’avais le cœur gros, mes enfants pleuraient, je suis allée plus loin pour arrêter la chicane.

Ani Müller, résidante de Batiscan et porte-parole de l’Association pour l’accessibilité citoyenne à la plage de Batiscan

Mme Müller n’a pas eu de constat d’infraction, mais l’épisode relayé sur les réseaux sociaux et par les médias a eu un effet mobilisateur. Des citoyens ont fait circuler une pétition et créé l’Association pour l’accessibilité citoyenne à la plage de Batiscan, un organisme à but non lucratif dont Mme Müller est devenue porte-parole.

PHOTO CORALIE MASSEY-CANTIN, FOURNIE PAR LA FONDATION RIVIÈRES

André Bélanger, directeur général de la Fondation Rivières (au centre), lors d’une manifestation pour l’accès public à la plage de Batiscan, en août dernier

La Fondation Rivières, qui milite pour l’accès à l’eau, s’est impliquée. En allant marcher sur la plage, ses membres ont réalisé « qu’il y avait énormément de constructions et d’aménagements en zone inondable ». « On a fouillé dans les registres, on a essayé de comprendre », confie le DG de la Fondation, André Bélanger. L’organisme a récemment porté plainte au ministère de l’Environnement pour des « travaux potentiellement illégaux sur le littoral » (voir autre texte).

La SQ, elle, n’a « pas [remis] de constats d’infraction ou effectué d’arrestations lors d’interventions précédentes » dans le secteur de la plage, nous a indiqué la sergente Éloïse Cossette par écrit.

La SQ pourrait être appelée à y intervenir « en fonction de règlements municipaux tels que “troubler la paix” ».

Par contre, « pour ce qui est des différents litiges (délimitations de terrains, droits des propriétaires riverains et des citoyens, etc.), la problématique a un aspect civil [droit civil] qui n’est pas du ressort des policiers ».

Une plage tombée du ciel

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

La plage de Batiscan date des années 1950

La plage de Batiscan est apparue dans les années 1950, lorsque le fédéral a déversé le sable issu du dragage de la voie maritime le long de la rive, à l’est du quai municipal.

Le lit du fleuve, qui appartient à l’État québécois, est alors devenu « un immense remblai que les eaux du fleuve ne recouvrent plus », a résumé une porte-parole du ministère de l’Environnement, Sophie Gauthier, par courriel.

L’État québécois s’est donc retrouvé propriétaire de cette bande de sable remblayé, ce qui lui permettait de louer ou de vendre des lots.

« Notre ministère procède à la régularisation de ces terrains remblayés […] depuis plus de 30 ans », a indiqué Mme Gauthier.

Certains des lots issus du remblayage sont aujourd’hui classés « terrain privé à la suite d’un procès-verbal de bornage » ou « sous l’autorité du MELCCFP ». La majorité a cependant été concédée par l’État, montre une compilation du ministère obtenue par l’accès à l’information.

« Les régularisations effectuées comprennent uniquement des parties remblayées du fleuve Saint-Laurent, les remblais étant limités à la limite à l’altitude des hautes eaux [marées] du fleuve », a précisé Mme Gauthier.

La compilation du ministère montre toutefois que certains lots s’avancent jusque dans le fleuve, comme nous l’ont affirmé des propriétaires riverains.

Ces tracés ont-ils préséance sur la partie publique de la rive ?

« Non, puisque l’État demeure propriétaire du lit du fleuve Saint-Laurent, et ce, jusqu’à la limite à l’altitude des hautes eaux (marées) », nous a répondu la porte-parole du ministère.

« Il faut comprendre que cette limite est dynamique et susceptible de se déplacer dans le temps au gré des phénomènes naturels d’érosion et d’alluvionnement, c’est-à-dire l’accumulation de dépôts (gravier, sable, limon ou argile) », écrit Mme Gauthier.

Ainsi, il est possible que l’image cadastrale ne reflète pas la réalité terrain d’aujourd’hui.

Sophie Gauthier, porte-parole du ministère de l’Environnement

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Plusieurs pancartes revendiquent le caractère « privé » de la plage.

La plage de Batiscan est néanmoins hérissée de poteaux d’affichage revendiquant le caractère « privé » de la plage, et interdisant le « flânage » ainsi que les embarcations.

Ce n’est cependant pas le cas de tous les riverains. Alexandre Gervais, par exemple, n’a pas racheté le lot remblayé devant chez lui.

PHOTO FOURNIE PAR ALEXANDRE GERVAIS

Peinte par Ani Müller, cette enseigne a été installée par le riverain Alexandre Gervais sur la plage devant chez lui l’été dernier.

« La plage est publique, je trouvais ça aberrant », dit-il. « Ce lot de terrain là, moi, j’accepte tout le monde dessus », assure M. Gervais, qui est même membre du conseil d’administration de l’Association pour l’accessibilité citoyenne.