Fuir la Côte d’Ivoire pour La Malbaie, quitter Djibouti pour Baie-Saint-Paul… Un projet-pilote aide depuis quelques mois des demandeurs d’asile à trouver un emploi dans l’industrie touristique. Plusieurs d’entre eux ont choisi de quitter Montréal pour aller travailler en région. La Presse en a rencontré deux, qui ont refait leur vie dans Charlevoix. Et qui espèrent y rester.

(La Malbaie) « Si je n’avais pas adhéré à ce projet, est-ce que je serais en train de joncher les rues de Montréal ? »

La femme de 41 ans prend une pause. Assise dans le Manoir Richelieu, Laeticia Gnanki raconte comment elle a quitté la Côte d’Ivoire pour atterrir à La Malbaie, une ville dont elle n’avait jamais entendu parler il y a encore quelques mois.

La municipalité de Charlevoix représente maintenant tout son univers, ses collègues, « sa famille », et son emploi, l’occasion de changer sa vie.

Mme Gnanki fait partie des quelque 90 000 demandeurs d’asile au Québec. La hausse importante de leur nombre dans les dernières années met à mal la capacité de l’État québécois à livrer des services, martèle le gouvernement Legault. Beaucoup d’entre eux ont recours à l’aide sociale.

Lisez l’article « Le point sur le nombre de demandeurs d’asile au Québec »

C’est dans ce contexte que Québec finance un projet-pilote du Conseil québécois des ressources humaines en tourisme (CQRHT). Le but ? Recruter des demandeurs d’asile pour pourvoir des postes vacants dans l’industrie touristique partout au Québec.

« C’est du gagnant-gagnant. On répond à des postes en entreprise pour des gestionnaires qui cherchent de la main-d’œuvre. Et de l’autre côté, on répond à un besoin financier urgent, ces gens-là arrivent avec une envie de travailler. Ils nous disent : “Je veux un emploi et je suis motivé” », explique Marion Guignet, directrice du projet d’intégration des demandeurs d’asile en tourisme au CQRHT.

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Laeticia Gnanki

Laeticia Gnanki est arrivée au Canada en octobre dernier. « J’étais mariée depuis six ans, dans une relation avec beaucoup de violence. J’ai encore les séquelles. Je vivais l’enfer. Ma famille est modeste et la personne avec qui j’étais venait d’une famille avec un peu de pouvoir. Ma famille avait les mains liées », raconte-t-elle dans un filet de voix.

La mort de son père, dit-elle, a envenimé les choses. « Après sa mort, la violence est devenue mon quotidien. »

Elle a donc décidé de fuir son pays. Elle a atterri à Montréal. Elle tournait en rond, sans repères, jusqu’à ce qu’une personne lui parle du projet-pilote.

Je ne connais personne à Montréal, je suis venue seule. Le chagrin peut-être m’aurait emportée. Je suis un peu chrétienne, excusez… mais le Seigneur a guidé mes pas jusqu’ici. Ce projet a sauvé une vie.

Laeticia Gnanki

Le projet-pilote a permis de lui trouver un emploi au Manoir Richelieu. Elle est arrivée en autocar à La Malbaie en janvier dernier. La demandeuse d’asile occupe depuis un emploi de préposée à l’entretien ménager. Il s’agit de l’emploi pour lequel on trouve le plus de postes vacants dans l’industrie touristique.

Des chiffres encore modestes

Lancé officiellement en septembre dernier, le projet d’une durée de trois ans est financé à hauteur de 10,5 millions par Québec. Son objectif est ambitieux : aider 1000 demandeurs d’asile à trouver un emploi dans l’industrie touristique chaque année.

Le CQRHT a été inondé de candidatures : plus de 3000. Mais pour l’instant, une cinquantaine de candidats ont été placés, et quelque 250 autres sont en processus de maillage. L’organisme note toutefois que le projet gagne en « vélocité ».

Pour la cible au début, on avait une pensée magique, on se disait : on va en intégrer 1000, mais ce n’est pas si simple.

Xavier Gret, directeur général du CQRHT

Il cite notamment la pénurie de logements en région, qui peut freiner des candidats, ou le manque d’expérience de travail en tourisme de beaucoup d’entre eux. Les deux demandeurs d’asile rencontrés par La Presse dans le cadre de cet article ont bénéficié de l’aide de leur employeur pour se loger, une pratique courante dans l’industrie hôtelière. Laeticia Gnanki a récemment réussi à dénicher son propre appartement.

« Mais on pense que c’est un projet qu’il faut continuer, qu’il ne faut pas lâcher. D’autant que le gouvernement canadien vient de demander une baisse des travailleurs temporaires étrangers dans les entreprises, et de privilégier les demandeurs d’asile. On est en plein dedans. »

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Abdek Ismaël, directeur de nuit au Germain Charlevoix, Marion Guignet, directrice du projet d’intégration des demandeurs d’asile en tourisme au CQRHT, et Benoit Sirard, directeur général du Germain Charlevoix

Le papa dans la caméra

Si faire venir des travailleurs étrangers temporaires peut coûter des milliers de dollars aux employeurs, embaucher un demandeur d’asile qui détient un permis de travail est beaucoup plus simple.

« C’est venu du ciel, ce programme. C’est une occasion de plus qu’on n’avait pas avant », lance Benoit Sirard, directeur général du Germain Charlevoix, à Baie-Saint-Paul.

Le Germain, anciennement La Ferme, emploie depuis des années des travailleurs étrangers temporaires. L’hôtel a engagé un premier demandeur d’asile en septembre dernier, et l’employé a déjà obtenu une promotion depuis.

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Abdek Ismaël, directeur de nuit au Germain Charlevoix

C’est à Montréal que j’ai entendu parler du programme et je leur ai dit : « Sauvez-moi de Montréal ! » Je veux aller dans une région tranquille, une région francophone surtout. Je voulais sortir de la grande ville.

Abdek Ismaël, directeur de nuit au Germain Charlevoix

Contrairement à de nombreux postulants du projet-pilote, M. Ismaël avait de l’expérience en tourisme. « À Djibouti, on avait un hôtel avec un associé. C’est l’objet de ma demande ici. C’est un hôtel qu’on a perdu au profit du gouvernement. Ça s’est très mal passé. C’est l’hôtel qui m’a valu le déplacement ici », explique l’homme de 35 ans.

Embauché comme auditeur de nuit, Abdek Ismaël a récemment été promu directeur de nuit. L’horaire nocturne fait son affaire : il lui permet d’être éveillé au meilleur moment pour appeler sa femme et ses fils de 4 et 2 ans.

« À minuit, c’est 8 h du matin pour eux. J’en profite pour leur parler, pour que les enfants voient leur père, qu’ils puissent un peu comprendre les choses, surtout le dernier. J’ai quitté le pays alors qu’il n’avait que 1 an. Il me connaît à travers la caméra, c’est tout. Pour le petit, je suis le papa dans la caméra. »

Abdek, tout comme Laeticia, en a encore pour des mois avant de savoir si sa demande d’asile sera acceptée. Le processus peut prendre des années, en tenant compte d’un éventuel appel. « Ça peut être très long, donc il faut qu’ils travaillent », note Xavier Gruet, directeur du CQRHT.

Les deux demandeurs d’asile envisagent de s’installer dans Charlevoix pour de bon. Abdek Ismaël aimerait que sa famille vienne le rejoindre à Baie-Saint-Paul. Il espère une décision favorable d’Ottawa cet été. « Je croise les doigts. »

Laeticia Gnanki, elle, dit adorer La Malbaie. Son appartement est à cinq minutes à pied de l’hôtel. « Je suis contente d’être ici, le cadre est paisible, apaisant, moi, ça me permet d’oublier beaucoup de choses. Je suis dans mon élément ici », dit-elle.

« Pour moi, c’est une nouvelle chance, une nouvelle espérance. »

En renfort dans le système de santé

Les demandeurs d’asile sont aussi mis à contribution dans le réseau de la santé. Annoncé en décembre dernier, ce projet-pilote connaît un départ plus rapide que celui dans l’industrie touristique. En date du 30 mai, 381 demandeurs d’asile avaient trouvé un emploi, soit 297 à Montréal et 84 dans la Capitale-Nationale. « Notre objectif est d’intégrer sur le marché du travail 1500 demandeurs d’asile, d’ici trois ans, dans le secteur de la santé et des services sociaux », précise le cabinet de la ministre de l’Emploi, Kateri Champagne Jourdain. « Nous sommes heureux de voir la participation suscitée par le projet jusqu’à maintenant et [nous avons bon espoir] de continuer à voir des résultats sur le terrain dans les prochains mois. » Les emplois ciblés par cette initiative sont notamment ceux de préposés aux bénéficiaires, de préposés aux services alimentaires, de préposés à l’entretien ménager, d’agents administratifs, d’auxiliaires aux services de santé et sociaux et d’aides de service.