Le Parti conservateur et le Bloc québécois réclament une enquête

(Ottawa) Janak Alford, ce haut dirigeant du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) qui est à la fois responsable de l’informatique au sein de cette agence fédérale et propriétaire de l’entreprise Symaiotics Corporation, vient de lancer une nouvelle entreprise dans le secteur de la haute technologie, Loper Technology Canada Corporation, a appris La Presse.

Cette propension du dirigeant principal de la technologie de CANAFE à créer des entreprises soulève des questions au sujet du temps qu’il consacre à son poste au sein de l’appareil fédéral et des risques qu’il se place dans une situation de conflit d’intérêts, selon une experte de l’administration fédérale. Le Parti conservateur et le Bloc québécois estiment de leur côté qu’une enquête s’impose dans cette affaire.

M. Alford s’est retrouvé sur la sellette récemment après que La Presse eut révélé que son entreprise Symaiotics avait mis au point une application, mPersona, qui s’appuie sur l’intelligence artificielle et qui a été mise à l’essai pendant quatre mois par 34 agents fédéraux de la rémunération pour trouver des solutions aux nombreux problèmes du système de paie Phénix.

PHOTO SANDY ALFORD, TIRÉE DU SITE WEB D’INTELLIGENT DIGITAL ECOSYSTEM

Le dirigeant principal de la technologie du CANAFE, Janak Alford

Lisez l’article « L’IA à la rescousse du système de paie Phénix : le double emploi d’un haut dirigeant crée des remous »

Le hic, c’est que M. Alford n’a jamais déclaré qu’il était propriétaire de cette entreprise durant les deux rencontres organisées par de hauts fonctionnaires du ministère des Services publics et de l’Approvisionnement (SPAC) l’automne dernier pour évaluer l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le traitement de la rémunération des fonctionnaires fédéraux.

Ces liens non déclarés ont provoqué un branle-bas de combat au sein du ministère responsable du système de paie Phénix lorsque La Presse s’est mise à poser des questions à ce sujet, menant à une coupure des ponts chaotique avec l’entreprise et poussant un sous-ministre à évoquer des « enjeux de valeurs ».

Cette controverse n’a pas empêché M. Alford de fonder une nouvelle entreprise de haute technologie, Loper Technology Canada Corporation, en février, selon une incorporation qu’il a faite auprès du ministère de l’Industrie.

« Fondée pour une utilisation future »

CANAFE est une agence fédérale chargée de passer au peigne fin les transactions financières importantes et de lutter contre le blanchiment d’argent et le financement d’activités terroristes. Cette agence relève de la responsabilité de la ministre des Finances, Chrystia Freeland.

Interrogée à ce sujet, la haute direction de CANAFE se montre peu préoccupée par cette nouvelle démarche du dirigeant principal de la technologie de l’agence. Elle s’était aussi montrée peu inquiète de voir que le logiciel mis au point par l’entreprise de M. Alford avait été mis à l’essai par des employés fédéraux.

« M. Alford en a informé CANAFE, mais n’a pas soumis de déclaration confidentielle en lien avec la création de Loper Technology Canada Corporation, puisque l’entreprise n’est pas opérationnelle, n’effectue aucune activité, ne possède aucun actif et n’a aucun employé. L’entreprise a été fondée pour une utilisation future uniquement », a affirmé Erica Constant, porte-parole de CANAFE.

Les employés doivent déclarer tout changement touchant leurs circonstances personnelles qui peut entraîner un conflit d’intérêts réel, apparent ou potentiel. En raison de l’état de l’entreprise mentionnée précédemment, l’employé n’a pas déclaré sa création, car rien n’indiquait que cela constituait un tel conflit d’intérêts.

Erica Constant, porte-parole de CANAFE

Mme Constant a ajouté que le rôle de M. Alford au sein de l’entreprise avait été évalué par le dirigeant principal des ressources humaines de CANAFE, conformément au code de conduite, de valeurs et d’éthique du Centre, « et l’on a déterminé que celui-ci ne constitue pas un conflit d’intérêts réel, apparent ou potentiel à l’heure actuelle ».

« M. Alford s’est vu imposer des conditions pour s’assurer que ses activités personnelles en dehors de son rôle de dirigeant principal de la technologie de CANAFE demeurent entièrement séparées de ses fonctions au Centre », a-t-elle aussi précisé.

Légalité vs moralité

Mais selon Geneviève Tellier, professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, les explications données par CANAFE sont loin d’être rassurantes.

« C’est une question [opposant] légalité [et] moralité. C’est légal, mais est-ce que c’est moral ? On dirait que c’est un peu une réponse nonchalante de la part de CANAFE. Il a l’air de banaliser un petit peu tout cela. L’argument voulant que la compagnie ne soit pas active, cela ne tient pas la route. À partir du moment où la compagnie existe, elle peut faire des choses sans qu’on le sache. Considérant les antécédents, on se serait attendu à mieux », analyse Geneviève Tellier.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le député conservateur Pierre Paul-Hus

Le Parti conservateur déplore le manque de vigilance de CANAFE.

Il est étonnant que l’agence qui a pour mission de faciliter la détection et la prévention du blanchiment d’argent ne soit pas en mesure de détecter des irrégularités au sein de sa propre organisation.

Pierre Paul-Hus, député conservateur

« Ce n’est que le dernier d’une longue série de scandales de la part de ce gouvernement. Les libéraux doivent faire de la lumière sur cette affaire, nous dire quand ils ont pris connaissance du problème, et ce qu’ils vont faire pour que cela ne se reproduise plus », a ajouté le lieutenant politique de Pierre Poilievre au Québec.

Le Bloc québécois s’est montré lui aussi très critique. « Il y a au minimum une évidence. Il y a une apparence de conflit d’intérêts. Une enquête doit être déclenchée sur ce dossier. Nous ne comprenons pas comment cet employé peut toujours être à l’emploi de l’administration publique fédérale », a déclaré le député René Villemure, porte-parole du Bloc québécois en matière d’éthique.

Depuis plusieurs mois, le gouvernement fédéral envisage d’élargir l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le déploiement de ses nombreux programmes. Ce virage pourrait constituer une véritable manne de contrats pour les entreprises privées œuvrant dans ce secteur.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse