Les Québécois manquent-ils de temps ? En tout cas, ils sont encore nombreux à avoir « l’impression » d’en manquer, surtout à certaines périodes critiques de leur vie.

L’air est doux, le soleil est chaud, le chien trottine sur la pelouse du parc Jarry, et Chantal Lessard a du temps pour répondre à une journaliste pressée. Elle le répète, sa main en visière pour se protéger du soleil. « Mais oui, j’ai tout mon temps. Je suis à la retraite ! »

Tant mieux, tant mieux. Parce qu’il y a eu des années où Chantal Lessard n’aurait pas été aussi détendue au parc, un jeudi matin.

PHOTO JUDITH LACHAPELLE, LA PRESSE

Chantal Lessard

J’ai élevé ma fille seule. Pendant un bon 10 ou 12 ans, je me souviens que je n’avais pas de temps.

Chantal Lessard

« Je travaillais beaucoup – j’étais technologue en radio-oncologie au CHUM. Dans ma spécialité, la curiethérapie, on n’était que deux à pouvoir donner les soins. On ne prenait pas de pause, pas d’heure de dîner, on travaillait de 6 h 30 à 18 h 30. »

Elle acceptait aussi d’être de garde une semaine par mois, en étant joignable jour et nuit grâce à son téléavertisseur (ah ! les fameuses pagettes !). Elle faisait garder sa fille le matin et au retour de l’école. Quand elle la retrouvait, il fallait s’occuper des repas, des activités parascolaires, du ménage, des courses…

Et le temps libre, Chantal ? « Ha ! Il n’y en avait pas pour moi ! »

Ce rythme d’enfer a fini par miner sa santé. « J’ai fait un épuisement professionnel, j’ai dû arrêter de travailler pendant deux ans. Je m’étais brûlée. Si c’était à refaire, je ne travaillerais pas autant. » Elle réfléchit. « Mais j’étais la seule à rapporter de l’argent à la maison… Je voulais que ma fille ne manque de rien. »

Plus de travail, moins de loisirs

La « vie de fou », Chantal Lessard y a donc goûté au début du millénaire. À la même époque, le professeur Gilles Pronovost enseignait au département d’études en loisir, culture et tourisme de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Il s’intéressait aussi, depuis les années 1980, à l’évolution des tendances d’emploi du temps mesuré par Statistique Canada. Et c’est toujours le cas aujourd’hui, nous confirme le professeur émérite.

Les dernières données publiées par Statistique Canada datent de 2015, et le professeur est très curieux de voir ce que révéleront les données de 2022, qui devraient être diffusées d’ici quelques semaines – la pandémie a retardé la collecte pour l’édition qui devait se tenir en 2020.

Mais l’observateur de longue date peut déjà faire quelques prédictions.

D’abord, sur le temps de travail. « Je serais étonné de constater un accroissement du temps de travail [depuis 2015], dit Gilles Pronovost. Avec ce qu’on a vécu en pandémie, je pense que ça s’est calmé. » Il estime que le temps de travail doit tourner autour de 40 heures par semaine, en incluant les déplacements.

Ce qui s’inscrirait dans une stabilité observée depuis le début des années 2010, après une forte hausse du temps de travail au tournant des années 2000. La participation plus active des jeunes mères au monde du travail en serait l’une des causes. Les données de 2015 ont montré une stabilisation du temps de travail, autour de 39 heures de travail rémunéré par semaine, soit une heure de plus qu’en 1986. Et on ne parle pas du temps de déplacement pour se rendre au travail que le professeur estime être d’environ quatre heures par semaine.

Mais alors que le temps de travail augmentait avec le nouveau millénaire, « il y a eu une chute énorme du temps consacré aux loisirs », dit Gilles Pronovost, en précisant que cette tendance n’était pas propre au Québec.

L’équation est assez simple. Pour travailler davantage dans une journée de 24 heures, on réduit un peu le sommeil, mais on réduit surtout les loisirs. De sorte qu’au début des années 2000, tous les gains qu’on avait faits depuis les années 1970 pour le temps de loisirs ont été effacés.

Gilles Pronovost, professeur émérite au département d’études en loisir, culture et tourisme de l’UQTR

Et ils n’ont jamais été totalement récupérés.

L’activité physique et les loisirs sportifs, ainsi que le bénévolat, sont tous en baisse depuis plus de 20 ans. Le temps de loisir consacré aux activités culturelles, lui, a fini par freiner sa chute… grâce à un loisir en particulier : la « participation aux activités culturelles par média interposé ».

Autrement dit : le temps libre qu’on passe, un appareil à la main, à écouter de la musique, fréquenter les réseaux sociaux, regarder des clips vidéos. Ce temps-là a gagné deux heures dans l’horaire hebdomadaire de la population active, entre 2010 et 2015.

« C’est le seul champ culturel en croissance », dit Gilles Pronovost, en concluant son résumé. « Et ça m’étonnerait beaucoup que la tendance ne se poursuive pas en 2022. »

Et les femmes ?

Une autre tendance qui ne devrait pas avoir changé depuis 2015 : la proportion plus importante des femmes qui subissent le « manque de temps » par rapport aux hommes. Et ce n’est pas Julia Posca, chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), qui sursautera en les consultant.

Pourquoi les femmes sont-elles proportionnellement plus nombreuses à ressentir le « manque de temps » ? D’abord, en raison du type d’emploi qu’elles occupent, dit Mme Posca. « Les femmes occupent des emplois en majorité dans le secteur des soins, de l’attention aux autres – le “care”, comme on dit en anglais », indique-t-elle.

Enseigner à des enfants, accompagner des personnes âgées, aider des personnes vulnérables, soigner des malades… « C’est tout à fait incompatible avec une accélération du temps, avec des exigences de performance que des organisations ont à l’égard de leurs employés. C’est une hypothèse, mais ça pourrait expliquer que l’accélération est vécue de manière peut-être plus aiguë chez les femmes. »

« Le fait de ne pas être capable de mettre le temps nécessaire pour avoir une attention à autrui de qualité, ça peut certainement contribuer à avoir une perception de manque de temps différente chez les hommes et les femmes », dit Julia Posca.

Et puis, il y a l’incontournable question des tâches domestiques. Malgré le rattrapage important des hommes en la matière, « les femmes vont avoir encore tendance à assumer une plus grande part des tâches domestiques », dit Julia Posca.

Toutes ces tâches à accomplir « contribuent certainement à l’impression d’avoir peu d’espace, peu de temps pour soi », dit Julia Posca.

« Quand on regarde le temps passé à socialiser, il n’y a pas de grandes différences entre hommes et femmes, dit-elle. Mais il faut se demander comment ce temps peut être contaminé par le reste de l’emploi du temps. »

Même si on a du temps pour être avec ses amis, mais qu’on est préoccupé par le travail ou la santé de nos parents ou les résultats scolaires de nos enfants, ça peut faire en sorte que le temps “libre” est contaminé, ce qui n’est pas reposant.

Julia Posca, chercheuse à l’IRIS

Faut-il se préoccuper de la perception de manquer de temps ? Oui, dit Julia Posca. Le travail occupe plusieurs heures dans la vie de la plupart des gens, rappelle-t-elle.

« Il faut notamment faire en sorte que les employés aient plus de pouvoir sur l’organisation du travail, dit-elle. C’est un moyen de redonner un sentiment de contrôle et d’accomplissement qui peut avoir des effets bénéfiques non seulement au travail, mais aussi dans la vie personnelle. »

Ce sentiment de contrôle peut s’accompagner d’un sentiment de liberté, ajoute le professeur de philosophie à Concordia Jonathan Martineau. Ralentir permet aux gens de donner « plus de sens dans leurs activités quotidiennes. Ça peut être un épanouissement, un retour de la créativité ou une meilleure connexion sociale, surtout avec les membres de la famille ».

En attendant la retraite

Chantal Lessard, elle, a le sentiment d’avoir désormais le contrôle de son temps. Le travail n’occupe plus la plupart de son temps, sa fille est une adulte, et des heures précieuses ont été récupérées. Cette fois, elle les garde pour elle. « Je fais du bénévolat, je nage souvent, je participe à une chorale », dit la nouvelle retraitée. « Je fais tout ce que je rêvais de faire quand je travaillais. »

« Je regarde les jeunes familles d’aujourd’hui. Ça court, ça court… » Plus qu’à son époque ? « Il me semble, oui. Ils ont l’air plus stressés. À l’hôpital, je travaillais avec beaucoup de jeunes. Ils restent loin de leur lieu de travail, les deux parents ont des emplois, il manque de places en garderie… Ils disaient qu’ils avaient hâte à la retraite ! S’ils pensent ça à 30 ans, ils vont trouver ça long… »

Avec la collaboration d’Alice Girard-Bossé, La Presse

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