Sur la vidéo diffusée sur TikTok, une jolie rousse à lulus brandit une feuille de laurier séchée. « C’est le temps d’aller chercher la feuille de laurier qui traîne dans ton garde-manger. On va écrire une intention. » Stylo en main, elle s’exécute. Et puis, tout sourire, elle enflamme la feuille. « La fumée dégagée va servir de messager à ton intention. »

Prétexte de la publication : c’est le 29 février, une journée où « les portes qui séparent la vie réelle et spirituelle sont grandes ouvertes, les énergies de manifestation sont donc très actives ». Total de vues pour la vidéo : plus de 31 000, 648 J’aime et 145 partages. De plus, 239 abonnés l’ont placée dans leurs favoris.

Un autre petit succès pour Stella Lerouge, qui se présente sur ses comptes TikTok et Instagram comme une « sorcière moderne », adepte du tarot et de l’astrologie et « exploratrice de mystères ».

Au fil de ses trois mois d’existence, Stella Lerouge a parlé du pouvoir des astres et tiré au tarot, jasé des pierres semi-précieuses et concocté des potions. Elle a gagné un nombre respectable d’abonnés – près de 2500 sur les deux plateformes – et frappé quelques coups de circuit. Son plus gros – 65 500 vues – incitait les internautes à se connecter sur « l’énergie d’Aphrodite ». Entre autres succès : une vidéo sur les propriétés « protectrices » du sel (14 000 vues), une visite au Dollarama (23 000 vues), et une vidéo sur les produits ménagers « sains » (presque 24 000 vues).

Et que disait exactement cette sorcière version 2024 sur ses réseaux sociaux ? Réponse franche : absolument n’importe quoi. Stella Lerouge n’a aucune connaissance en astrologie, en tarot ou dans toute autre discipline de type ésotérique.

En fait, elle n’existe pas.

Elle a été créée de toutes pièces avec le concours d’Isabelle Buron, une employée de La Presse qui s’est prêtée au jeu, et de publications rédigées, la plupart du temps, avec l’aide de ChatGPT. Ou alors, comme l’histoire du laurier, basées sur… rien du tout.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le tarot, l’une des spécialités de notre fausse sorcière

C’est en glanant des informations éparses sur le web ou d’autres comptes qu’Isabelle Buron, qui incarnait notre sorcière, a appris les grandes lignes du tarot et de l’astrologie ou des pratiques de sorcellerie… en même temps qu’elle donnait des cours sur les réseaux sociaux.

Cette série de quatre vidéos de « cours » de tarot a généré plus de 2200 vues. Ces vidéos – assez longues – n’avaient que peu de chances de devenir virales, mais elles ont suscité un grand engagement.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Les journalistes Daphné Cameron et Katia Gagnon, lors d’une séance photo pour le compte de Stella Lerouge

Pourquoi avoir fabriqué un tel personnage ? Afin d’illustrer les risques de dérives qui sont manifestes depuis que les réseaux sociaux ont donné un nouvel envol aux disciplines de type ésotérique, qui sont plus populaires que jamais, notamment chez les milléniaux et la génération Z.

La tendance #sorcières est notamment très forte sur ce genre de plateforme. Tapez ce mot-clé, en français ou en anglais, et vous vous retrouverez rapidement noyé dans des milliers de comptes de « sorcières 2,0 », qui fabriquent de l’eau de lune, prennent des bains rituels ou commentent la rétrogradation prochaine de Mercure.

En 2020, 24 % des Canadiens âgés de 18 à 35 ans croyaient « assurément » à l’astrologie contre 13 % dans l’ensemble de la population, montre un sondage réalisé par la firme Research Co.

« En bâtissant ma communauté, en échangeant avec mes abonnés, je me suis rendu compte qu’il était tellement facile d’utiliser l’intelligence artificielle pour être crédible », relate notre collaboratrice Isabelle Buron.

  • Notre collaboratrice Isabelle Buron incarne la sorcière Stella Lerouge.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Notre collaboratrice Isabelle Buron incarne la sorcière Stella Lerouge.

  • Notre collaboratrice Isabelle Buron incarne la sorcière Stella Lerouge.

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    Notre collaboratrice Isabelle Buron incarne la sorcière Stella Lerouge.

  • Notre collaboratrice Isabelle Buron incarne la sorcière Stella Lerouge.

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    Notre collaboratrice Isabelle Buron incarne la sorcière Stella Lerouge.

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Ça devenait épeurant. J’ai été accueillie dans la communauté sans problème et considérée comme une source digne de confiance très rapidement.

Isabelle Buron, alias Stella Lerouge

La chercheuse Megan Bédard, spécialisée en culture populaire et doctorante en sémiologie à l’UQAM, a commencé à observer le phénomène sur les réseaux sociaux en 2018, alors qu’il était déjà bien actif, avec la formation de groupes qui se connectaient sur un thème commun. Mais depuis l’essor d’Instagram et de TikTok, « c’est vraiment le Witchtok qui ressort sur les réseaux sociaux ». Witchtok, c’est le mot-clé qui rassemble sur Tiktok l’ensemble des contenus générés sur le thème « socière ».

  • Stella Lerouge s’est servi de tous les évènements d’actualité pour alimenter son compte. Ici, la sortie du film Dune.

    IMAGE CRÉÉE AVEC CANVA

    Stella Lerouge s’est servi de tous les évènements d’actualité pour alimenter son compte. Ici, la sortie du film Dune.

  • L’éclipse solaire d’avril dernier

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    L’éclipse solaire d’avril dernier

  • La Saint-Valentin

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    La Saint-Valentin

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Les sorcières sont tellement populaires qu’on trouve sur l’internet de nombreux « générateurs » de noms de sorcières, que nous avons d’ailleurs utilisés pour baptiser notre personnage. Notre fausse sorcière a utilisé toutes les tendances, les musiques et les mots-clés à la mode pour mousser son compte.

Le photojournaliste Martin Tremblay a réalisé les images de notre faux compte, avec l’aide de quelques accessoires dénichés dans des boutiques ésotériques, plumes, cristaux et autres, utilisant dans certains cas le logiciel de création d’images Midjourney. Pour faire valoir le compte sur Instagram, nous avons tenté d’acheter des abonnés, mais la plateforme les a repérés – et éliminés.

  • Les publications de Stella Lerouge sur les réseaux sociaux ont profité des mises en scène de notre photojournaliste.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Les publications de Stella Lerouge sur les réseaux sociaux ont profité des mises en scène de notre photojournaliste.

  • Les publications de Stella Lerouge sur les réseaux sociaux ont profité des mises en scène de notre photojournaliste.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Les publications de Stella Lerouge sur les réseaux sociaux ont profité des mises en scène de notre photojournaliste.

  • Les publications de Stella Lerouge sur les réseaux sociaux ont profité des mises en scène de notre photojournaliste.

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    Les publications de Stella Lerouge sur les réseaux sociaux ont profité des mises en scène de notre photojournaliste.

  • Les publications de Stella Lerouge sur les réseaux sociaux ont profité des mises en scène de notre photojournaliste.

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    Les publications de Stella Lerouge sur les réseaux sociaux ont profité des mises en scène de notre photojournaliste.

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  • Notre photojournaliste Martin Tremblay a créé plusieurs images du compte de Stella Lerouge en utilisant l’intelligence artificielle.

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    Notre photojournaliste Martin Tremblay a créé plusieurs images du compte de Stella Lerouge en utilisant l’intelligence artificielle.

  • Notre photojournaliste Martin Tremblay a créé plusieurs images du compte de Stella Lerouge en utilisant l’intelligence artificielle.

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    Notre photojournaliste Martin Tremblay a créé plusieurs images du compte de Stella Lerouge en utilisant l’intelligence artificielle.

  • Notre photojournaliste Martin Tremblay a créé plusieurs images du compte de Stella Lerouge en utilisant l’intelligence artificielle.

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    Notre photojournaliste Martin Tremblay a créé plusieurs images du compte de Stella Lerouge en utilisant l’intelligence artificielle.

  • Notre photojournaliste Martin Tremblay a créé plusieurs images du compte de Stella Lerouge en utilisant l’intelligence artificielle.

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    Notre photojournaliste Martin Tremblay a créé plusieurs images du compte de Stella Lerouge en utilisant l’intelligence artificielle.

  • Notre photojournaliste Martin Tremblay a créé plusieurs images du compte de Stella Lerouge en utilisant l’intelligence artificielle.

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    Notre photojournaliste Martin Tremblay a créé plusieurs images du compte de Stella Lerouge en utilisant l’intelligence artificielle.

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Or, s’ils sont la plupart du temps inoffensifs, ces comptes aussi sont des terrains de chasse très fertiles pour les charlatans en tout genre, qui ciblent ainsi les internautes pour leur proposer des lectures de tarot ou des cartes du ciel personnalisées. Moyennant paiement, évidemment. Stella Lerouge et certains de ses abonnés ont rapidement été la cible de ce genre de sollicitation pressante.

Dans le cadre de ce reportage, nous avons aussi créé un compte Instagram sous un autre pseudonyme où nous nous sommes abonnés à plus de 200 influenceurs qui publient du contenu ésotérique. Rapidement, de nombreuses personnes ont commencé à nous écrire pour nous offrir leurs services de médium. En règle générale, elles ne provenaient pas des comptes auxquels nous nous étions abonnés.

« Tu as des esprits sombres qui te suivent partout, c’est la raison pour laquelle tu as rencontré tant de difficultés dans la vie », nous a écrit une personne après nous avoir demandé une photo des lignes de notre main. Coût pour poursuivre la discussion en vidéo : 65 $.

« J’ai lu votre nom et j’ai ressenti une forte connexion et une énergie qui vous a été transmise par le royaume de l’univers. Aimeriez-vous que je vous considère pour une lecture intuitive ? », nous a écrit une femme se décrivant comme un « corbeau mystique ». Services offerts en échange d’un don entre 10 et 15 $ : « faire revenir son ex » et lancer des sorts d’amour.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le concours pour gagner des tirages de tarot lancé par Stella Lerouge a suscité un certain engouement.

Avant de « mourir », Stella Lerouge a d’ailleurs lancé un concours pour gagner des tirages de tarot. La vidéo a été vue par plus de 6000 personnes et a suscité nombre de commentaires et de félicitations. Une cinquantaine de personnes se sont officiellement inscrites au tirage, qui n’a évidemment jamais eu lieu.

Éventuellement, comme beaucoup d’astrologues ou de tarologues le font, notre sorcière aurait très bien pu commercialiser ses services avec une application qui permet aux internautes de payer. Au fil des semaines, des abonnés ont d’ailleurs cru à ses « connaissances » en ésotérisme, au point de solliciter ses conseils sur toutes sortes de sujets.

« Quelle méditation choisir sur YouTube afin de connecter avec Aphrodite ? », demande notamment une internaute après une publication sur « l’énergie » de la déesse grecque de l’amour. « Est-ce que ça marche pour un jour d’essai ? », demande un autre abonné après une publication où notre sorcière glissait une carte de tarot sous son oreiller la veille d’une présentation importante. « C’est vraiment très bien expliqué. Je republie », affirme une autre abonnée après un « cours » donné par Stella. « Vous semblez très compétente dans votre domaine », écrit un internaute après une vidéo sur le mauvais œil.

Inoffensives, ces sorcières du web ?

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La chercheuse Mégan Bédard, de l’UQAM, spécialiste en culture populaire et doctorante en sémiologie

Certaines sectes se sont bâties autour de croyances à l’ésotérisme ou à la médecine alternative. Donc oui, il y a une possibilité de pente glissante.

Megan Bédard, chercheuse spécialisée en culture populaire et doctorante en sémiologie à l’UQAM

« On peut aussi tomber dans des rabbit holes de conspiration. Mais c’est quand même rare. Cela dit, dans un moment de vulnérabilité, le risque existe, notamment parce qu’il y a une intensification du partage des croyances avec les réseaux sociaux. C’est facile d’aller regarder quelques vidéos de witchtok et, ensuite, d’être littéralement inondé de contenu semblable par l’algorithme. »

L’expérience

Les comptes de Stella Lerouge sur Instagram et TikTok ont été créés à la mi-janvier et ont été actifs jusqu’à la fin d’avril. En aucun temps, notre personnage n’a donné de conseils personnalisés ou fait de prédictions à des internautes. Nous avons fermé les comptes au début de mai, après avoir contacté chacune des personnes qui avaient participé à notre tirage final, pour leur expliquer qu’il s’agissait d’un faux compte, et donc, d’un faux concours.