Le gouvernement de la Colombie-Britannique, après avoir lancé un projet-pilote pour décriminaliser la possession de petites quantités de drogues dures, a demandé – et obtenu ces derniers jours – la recriminalisation de leur usage dans les espaces publics. Est-ce un signe de l’échec de cette initiative ? Est-on allé trop vite ? Trop loin ?

Quel est ce projet-pilote ?

La Colombie-Britannique est l’épicentre de la crise des opioïdes au Canada, avec plus de 2500 morts en 2023.

Le gouvernement néo-démocrate de la province a entrepris une démarche pour trouver d’autres façons d’endiguer ce fléau, qui repose sur le principe que les toxicomanes ne sont pas des criminels, mais des gens qui souffrent de problèmes de santé.

C’est dans cet esprit que la province a demandé au gouvernement fédéral d’approuver un projet-pilote décriminalisant la possession d’une petite quantité de drogues : 2,5 grammes ou moins. Les substances illicites ciblées sont la cocaïne, les méthamphétamines, l’ecstasy et les opioïdes, dont le fentanyl, l’héroïne et la morphine.

Quand est-il entré en vigueur ?

Le 31 janvier 2023. D’une durée de trois ans, il est le fruit d’un travail qui a mobilisé des scientifiques de tout le Canada et qui a obtenu de nombreux appuis, notamment celui de l’Association canadienne des chefs de police. Son but est de voir en quoi un changement d’approche pourrait atténuer la crise de la dépendance et des surdoses, en réduisant la stigmatisation des victimes, en évitant d’envoyer en prison des gens qui ne sont pas des bandits et en permettant un meilleur accompagnement.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

La Dre Marie-Ève Morin, médecin de famille travaillant en santé mentale et en dépendance à la clinique La Licorne, à Montréal

« Je pense qu’il faut arrêter les gros trafiquants, les producteurs de drogues, les laboratoires clandestins. Mais les consommateurs ? Ce n’est pas criminel d’être toxicomane », lance la Dre Marie-Ève Morin, médecin de famille travaillant en santé mentale et en dépendance à la clinique La Licorne, à Montréal.

« Les policiers ont d’autres choses à faire que d’arrêter les gens avec 1 gramme de coke, à moins qu’ils commettent un délit. »

Pourquoi la province recule-t-elle ?

Le 26 avril, la Colombie-Britannique a déclaré qu’elle travaillait avec Santé Canada pour modifier sa politique de décriminalisation, afin de mettre fin à la consommation de drogues dans les hôpitaux, les transports et les parcs. Ottawa a accepté cette demande, le 6 mai.

L’usage de ces drogues restera toutefois permis dans les espaces privés. Ce n’est donc pas une recriminalisation de la possession simple, mais une limitation de ses usages.

Bien que nous ayons de la compassion pour ceux qui essaient de se débarrasser de leur dépendance, nous n’acceptons pas que les troubles à l’ordre public mettent les communautés en danger.

David Eby, premier ministre de la Colombie-Britannique

Il faut savoir que la province avait déjà tenté de rendre illégale la consommation de drogues dans les espaces publics, l’automne dernier, mais que sa loi a été bloquée par les tribunaux, qui ont accordé une injonction temporaire, prolongée jusqu’en juin.

Faut-il en conclure que la décriminalisation est un échec ?

Selon les spécialistes en toxicomanie consultés par La Presse, ce serait simpliste de prétendre que la décriminalisation est la seule cause des problèmes qui préoccupent le gouvernement Eby. Il est aussi trop tôt pour tirer des conclusions de cette initiative.

« Bien avant de décriminaliser, il y en avait pas mal, de la consommation dans les lieux publics, en Colombie-Britannique, puis ailleurs », note la Dre Julie Bruneau, médecin au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en médecine des toxicomanies. « La cause de la consommation qui semble plus problématique, il faut probablement la chercher ailleurs : la crise du logement, le post-COVID et tout le manque de services. »

Une opinion que partage la Dre Marie-Ève Morin.

La décriminalisation, pour moi, c’est l’arbre qui cache la forêt. Parce que ce n’est pas ça, la raison de la situation actuelle. Ça allait mal bien avant. Il va falloir s’attaquer à la base du problème, c’est-à-dire le logement, la santé mentale, les douleurs chroniques, la pauvreté. Ce n’est pas une question de criminaliser ou de ne pas criminaliser.

La Dre Marie-Ève Morin

Jean-François Mary, directeur de Cactus Montréal, ajoute : « Les groupes de première ligne, les associations des usagers et la plupart des experts en réduction des méfaits sont tous d’accord : la décriminalisation, c’est une première étape, mais ce n’est pas comme ça qu’on arrêtera le flot de décès. »

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Jean-François Mary, directeur de Cactus Montréal

Pourquoi en faire toute une histoire ?

Parce que c’est un sujet chaud. Les enjeux qui touchent les drogues dures et la dépendance suscitent des réactions émotives, qui sont d’une grande complexité parce qu’on ne sait pas vraiment comment combattre ce fléau avec succès.

Ces questions sont donc un terreau fertile pour le clivage, notamment entre les courants plus conservateurs, qui associeront la consommation de drogues à la criminalité, et des courants plus libéraux, qui voient la dépendance aux drogues comme une maladie.

Le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, en a ainsi fait un cheval de bataille, notamment par ses interventions à la Chambre des communes, le 30 avril, où il a traité le premier ministre Justin Trudeau de « cinglé ».

Le premier ministre ontarien, Doug Ford, s’est également dit opposé à un projet-pilote de ce genre à Toronto.

Le Québec devrait-il s’inspirer de la Colombie-Britannique ?

Selon la Dre Julie Bruneau, il y a des discussions à ce sujet à Montréal. La directrice régionale de santé publique de Montréal, la Dre Mylène Drouin, s’est d’ailleurs prononcée en faveur la déjudiciarisation de la possession simple de drogues sur le territoire montréalais.

« Est-ce qu’on veut aller dans cette direction-là ? Moi, je pense que ça doit faire partie d’une réflexion stratégique à haut niveau et avec des moyens pour dire : qu’est-ce qu’on fait avec la crise des opioïdes au Canada ? nuance la Dre Bruneau. C’est certainement une des parties du casse-tête, mais je pense qu’on ne peut pas y aller à la pièce. »

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Chantal Montmorency, directrice de l’Association québécoise pour la promotion de la santé des personnes utilisatrices de drogues

Comme Jean-François Mary, de Cactus Montréal, Chantal Montmorency, directrice de l’Association québécoise pour la promotion de la santé des personnes utilisatrices de drogues, croit qu’on devrait aller plus loin, en ne limitant pas les quantités ni les types de drogues, par exemple.

« C’est important de décriminaliser la personne qui consomme, mais aussi l’entourage, notamment la personne qui peut vendre de la drogue. Et le fait de ne décriminaliser que des petites quantités, c’est comme si on disait aux gens : allez au dépanneur au lieu d’aller chez Costco, puis payez plus cher, et mettez-vous dans la marde en achetant de la cochonnerie. »

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  • 40 000
    Nombre de morts liées aux opioïdes au Canada depuis 2016
    Source : gouvernement du Canada