Le 4 mai 2004, Pierre Lapointe lançait son premier disque. Le columbarium, Debout sur ma tête, Tel un seul homme, ce surdoué a foudroyé le milieu musical avec des munitions de taille. Vingt ans après cette lancée en orbite, il accepte de faire un retour en arrière avec notre chroniqueur et de se livrer avec une franchise désarmante.

Mario Girard : Avant de parler de la création de ce disque, je te ramène au 18 octobre 2000 lorsque tu remportes les honneurs au concours Tout nouveau, tout show, dans l’Outaouais. Le lendemain, je t’avais reçu à mon émission et le journal Le Droit avait titré « Un chanteur aux pieds nus récompensé ».

Pierre Lapointe : Juste avant, j’ai fait l’étape locale de Cégeps en spectacle. J’étudiais en théâtre au Cégep de Saint-Hyacinthe et mes professeurs m’ont mis à la porte en me disant de ne pas perdre mon temps et d’aller chanter. Je suis donc retourné chez mes parents à Gatineau pour faire un DEC en arts plastiques. C’est là que j’ai fait ce concours.

M. G. : Je me souviens d’avoir écouté la maquette que tu avais soumise pour l’inscription. Tu avais 19 ans et j’étais sur le cul devant une telle maturité. Qui est le Pierre Lapointe de cette période ?

P. L. : J’avais suivi des cours de piano et j’étais très mauvais. Je suis dyslexique et je ne pouvais pas lire la musique. À 13 ans, ma prof m’a fait travailler une Gymnopédie de Satie. J’ai fait ça à l’examen et j’ai eu 98 %. Elle a expliqué aux autres enseignants que j’apprenais une pièce par année et qu’elle était parfaite.

M. G. : Étais-tu bon à l’école ?

P. L. : Non ! Mais comme je m’exprimais bien, j’arrivais à avancer. Quand arrive Tout nouveau, tout show, je prends la décision d’utiliser mes faiblesses pour en faire quelque chose.

M. G. : Et c’est ce concours qui t’amène au Festival international de la chanson de Granby.

P. L. : Tout à fait. Et là, ça explose. Je suis parti en tournée avec les autres lauréats et Luc De Larochellière. Je voyais bien que les journalistes consacraient la moitié de leur article à ce que je faisais. Malgré ça, j’hésitais à faire carrière en musique. Le directeur de Granby voulait me frapper quand il entendait ça.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Pierre Lapointe

M. G. : Tes admirateurs le savent : avant de lancer ton premier disque, il y a eu un premier disque à compte d’auteur qu’ils ont sans doute à la maison.

P. L. : J’ai mis neuf chansons sur cet enregistrement que je qualifie de maquette. Puis est arrivé Audiogram. Le directeur artistique Denis Wolff avait travaillé avec des artistes que j’aimais, dont Bran Van 3000. Il m’a demandé d’arrêter de vendre cette maquette. On m’a matché avec Jean Massicotte, qui avait travaillé avec Yves Desrosiers sur les disques de Lhasa de Sela.

M. G. : À part Le columbarium, Pointant le nord et Debout sur ma tête, toutes les chansons sont nouvelles, non ?

P. L. : En effet, plusieurs sont nées lors de la tournée Petites chansons laides. Quand arrive ce premier disque, j’ai déjà trois ans de tournée et cinq ans d’écriture dans le corps. J’étais déjà assez solide pour un gars de 23 ans.

M. G. : Quand tu sors ce disque, tu fais bande à part. Tu détonnes avec ta diction impeccable et ton écriture soignée. Mon collègue Alexandre Vigneault, tout en aimant beaucoup le disque, a écrit que ça faisait « vieille France ».

P. L. : J’étais content de lire ce genre de chose, car je me disais que je ne serais pas démodé.

M. G. : À ce moment-là, quand les journalistes te comparent à d’autres, ils font référence à des artistes français, Vincent Delerm ou Thomas Fersen.

P. L. : Comme je venais du théâtre, chanter avec un accent québécois ne m’intéressait pas. Avec le recul, je pense que c’était une sorte de manifeste. On m’a tellement dit que je n’étais pas chez nous que je suis allé vraiment ailleurs.

M. G. : Le personnage hautain et arrogant que tu crées à cette époque vient de ça ?

P. L. : Oui, et il m’a sauvé. Les réseaux sociaux n’existaient pas. En bon publicitaire et metteur en scène que j’aurais voulu être, je me suis dit qu’il fallait que j’arrive avec une image forte. Même si on ne se souvenait pas de mon nom, on pouvait me décrire en quelques mots : le faux Français nu-pieds !

M. G. : Sur ce disque, il y a une chanson isolée qui s’appelle Maman et qui survient une vingtaine de minutes après les 12 autres. C’est la seule chanson que tu interprètes avec un accent québécois.

P. L. : Dédé Fortin venait de mourir et son départ a débloqué ça chez moi. Je ne voulais pas la mettre sur le disque. Le directeur artistique a beaucoup insisté pour qu’on la mette sur le disque. On a négocié et j’ai obtenu qu’elle soit cachée.

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Pierre Lapointe en 2006

M. G. : Après le lancement, les spectacles se multiplient. Tu te retrouves dans un tourbillon. Est-ce que tu vis bien cela ?

P. L. : J’étais bien entouré par mes deux gérants, Michel Séguin et Jocelyne Richer. Mais pour la scène, c’était autre chose. Avant de faire les spectacles, j’étais malade comme un chien. Je suis devenu maigre comme un pou. J’avais du plaisir dans la loge, mais une fois sur scène, je paralysais. J’ai réussi à faire un switch. Le personnage fendant franchouillard s’est effacé et j’ai commencé à me sentir bien.

M. G. : Je suis fasciné par la douleur que s’infligent certains artistes en montant sur scène.

P. L. : J’ai toujours pensé que l’envie de monter sur scène n’était pas une question de talent, mais de blessures. Pour avoir envie de te mettre dans cette situation très humiliante, il faut que tu aies à l’intérieur de toi quelque chose qui t’oblige à le faire. Je suis un bon exemple de ça.

M. G. : En septembre 2005, le disque se retrouve avec 13 sélections au gala de l’ADISQ. Un record pour un premier disque. Comment reçois-tu cela ?

P. L. : Après le gala, j’ai senti le backlash des quatre dernières années où j’avais beaucoup travaillé. Je me suis retrouvé en burnout. Personne ne s’en est rendu compte, car j’ai gardé ça secret et je continuais à faire mes spectacles. Je m’endormais partout, je pleurais… J’étais en dépression totale. Je n’étais plus le fils ou le frère de quelqu’un, j’étais devenu Pierre Lapointe qui se faisait arrêter quand il allait s’acheter un croissant. À cela se sont ajoutés des commentaires désagréables ou homophobes. C’était à la fois très puissant et très violent.

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Pierre Lapointe a remporté les Félix de l’Album populaire de l’année et de la Révélation de l’année au gala de l’ADISQ de 2005.

M. G. : Es-tu allé en thérapie ?

P. L. : Bien sûr ! Je vois des psys depuis que j’ai 14 ans. Cela dit, durant cette période, j’ai vécu de grandes choses et de belles histoires d’amour.

M. G. : Je trouve que c’est un disque qui traverse bien le temps.

P. L. : Je suis assez d’accord avec toi, sauf pour deux ou trois chansons qui, sur le plan de l’écriture, ont mal vieilli. Je ne veux pas dire lesquelles, car si elles sont importantes pour des gens, ils ne voudront plus les écouter.

M. G. : Quelles sont celles que tu refais en spectacle ?

P. L. : Tel un seul homme me suit encore. Le columbarium revient de temps en temps.

M. G. : Est-ce que c’est le disque qui a le plus marqué ton public ?

P. L. : Celui-là et La forêt des mal-aimés. Tout le monde me disait que je n’aimerais pas mon premier disque. J’adore ce disque. Il représente tout ce que j’étais à cette époque. J’ai tout eu ce que je rêvais d’avoir pour le faire. J’en suis fier.