Les experts ne croient pas à l’arrivée du géant ukrainien au Québec

Le géant ukrainien Antonov a les yeux rivés sur le Québec, où il souhaiterait assembler un avion-cargo après l’avoir modernisé. Si l’avionneur a déjà eu des échanges avec le gouvernement Legault, des observateurs du monde de l’aéronautique n’hésitent pas à remettre en question la pertinence de ce projet, qui risque d’avoir besoin d’un coup de pouce des contribuables pour voir le jour.

Les projecteurs ont brièvement été braqués sur Antonov dans la province pendant le confinement printanier l’an dernier lorsque le plus gros avion au monde, l’AN-225, un mastodonte de 300 tonnes propulsé par six moteurs, s’était posé à Mirabel avec le ventre chargé d’équipement médical de protection.

C’est toutefois un autre appareil qui est au cœur des ambitions canadiennes de l’avionneur : l’AN-74TK-200, un avion-cargo bimoteur dont le premier vol remonte à 1979, qui peut transporter 52 passagers et jusqu’à 10 tonnes de marchandises. L’appareil est essentiellement destiné au secteur militaire, un segment où des acteurs comme Airbus (A-400M), Lockheed Martin (C-130) et Embraer (KC-390) en mènent large.

Mais s’il veut obtenir sa certification auprès de Transports Canada, l’AN-74 aurait besoin d’une importante cure de rajeunissement : moteurs, avionique et ordinateurs de vol, la facture risque d’être salée et on ignore pour le moment comment elle sera divisée.

« C’est la chose la plus farfelue que j’ai entendue cette année, et j’ai entendu beaucoup de choses farfelues », lance l’analyste Richard Aboulafia, du Teal Group, qui se spécialise à la fois dans les secteurs de la défense et de l’aviation commerciale, en évoquant un projet qui serait, à son avis, largement soutenu par les contribuables.

Mehran Ebrahimi, professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile, ne s’oppose pas au soutien public lorsque vient le temps d’appuyer des projets.

De l’avis de l’expert, les démarches d’Antonov ressemblent à un « ballon d’essai » dans l’espoir d’aller « chercher quelques centaines de millions » de dollars pour un projet digne du « XXe siècle plutôt que du XXIsiècle ».

M. Aboulafia a souligné qu’Antonov tentait depuis « des décennies » de nouer des partenariats pour se trouver une terre d’accueil industrielle. L’entreprise est en quelque sorte un « bureau d’ingénierie » en Ukraine, puisque ses liens avec l’industrie aéronautique russe ont progressivement été rompus au fil des années.

En 2018, l’avionneur avait annoncé par exemple un partenariat avec l’Arabie saoudite pour construire des avions biturbopropulsés AN-132. Le projet avait toutefois été mis sur la glace par la suite.

« Antonov est dans une posture difficile, explique M. Aboulafia. Ils essaient de conclure des accords qui ne mènent souvent nulle part. »

Selon Dun & Bradstreet, une firme de données commerciales et financières, l’avionneur ukrainien compterait plus de 9400 employés et ses revenus se chiffreraient à environ 265 millions US en 2020. Entre 1985 et 2004, 82 exemplaires de l’AN-74, qui peut parcourir des distances allant jusqu’à 4600 kilomètres, ont été construits.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Antonov a conçu plusieurs types d’avions, dont l’AN-225, le plus gros appareil au monde, qui s’était posé à Mirabel en mai 2020 dans le cadre d’une livraison d’équipement médical de protection.

Beaucoup de démarches

Il existe beaucoup de points d’interrogation à propos des ambitions d’Antonov, qui aimerait commercialiser son avion-cargo dans le marché nord-américain ainsi qu’à l’international. Néanmoins, en coulisses, l’entreprise, propriété du conglomérat ukrainien Ukroboronprom, semble active afin de mousser son projet.

Une filiale canadienne d’Antonov a vu le jour et les services de la firme Capital Hill Group (CHG), qui se présente comme l’une des principales firmes de relations gouvernementales au pays, ont été retenus. Une page web entièrement consacrée au projet a même été mise en ligne sur le site de CHG à la fin du mois de juillet.

Visitez la page web de CHG

Initialement, il était indiqué qu’« Antonov et le gouvernement du Québec » étaient « déterminés » à faciliter la signature d’un accord de coopération. Cette mention a depuis été retirée au profit d’une présentation plus neutre du projet.

« Des discussions préliminaires sont en cours entre le ministère [de l’Économie et de l’Innovation] et son homologue ukrainien, a pour sa part indiqué un porte-parole, Jean-Pierre D’Auteuil, dans un courriel. Le contenu des échanges est confidentiel. »

« Appui politique »

Sur son site web, CHG se targue d’avoir été en mesure d’obtenir « l’appui politique » du gouvernement québécois afin de « poursuivre les négociations » avec les autorités ukrainiennes.

L’entreprise ontarienne Gold Leaf Aviation représente également les intérêts de l’avionneur au pays. Il n’a pas été possible pour La Presse de discuter avec les représentants canadiens d’Antonov.

Antonov Aircraft Canada figure également au Registre des lobbyistes du Québec, où l’entreprise explique vouloir conclure une entente de coopération économique.

La filiale de l’avionneur a également manifesté son intérêt à l’endroit du programme du gouvernement Legault (Soutien aux projets d’investissement transformateur) permettant aux entreprises d’obtenir des prêts qui n’ont pas à être remboursés dans leur intégralité si certaines conditions sont respectées.

Puisque les ressources financières des ordres de gouvernement ne sont pas illimitées, M. Ebrahimi se demande s’il ne vaudrait pas mieux épauler davantage des acteurs bien implantés comme Airbus, Bombardier ainsi que Pratt & Whitney Canada, plutôt que de tenter d’attirer un nouvel acteur dont le projet est plus incertain.

« On parle d’une potentielle ligne d’assemblage, mais je trouve qu’il est plus porteur de développer des Global 7500 [de Bombardier] et des nouveaux moteurs plutôt que d’avoir à retaper une vieille machine ukrainienne », affirme l’expert.

Un nouveau site de production en territoire québécois peut parfois faire rêver, mais M. Ebrahimi ne croit pas qu’il s’agisse d’un investissement « stratégique » pour les gouvernements.