La réforme de la langue française du gouvernement Legault pourrait avoir de graves conséquences dès juin prochain : des arrêts Jordan en raison des délais pour traduire tous les jugements en français. Malgré la vive opposition des avocats de l’État, un juge a exceptionnellement décidé de trancher sur la validité constitutionnelle de la loi.

« La perspective de délais additionnels systémiques pour tous les dossiers en anglais, en raison de la traduction obligatoire […], est significative », s’alarme le juge Dennis Galiatsatos dans une décision inédite rendue mercredi au palais de justice de Montréal.

PHOTO ANDRE PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le juge Dennis Galiatsatos, à l’époque procureur de la Couronne

Au cœur du litige : l’article 10 de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec (ancien projet de loi 96), adoptée en 2022, qui énonce qu’une version française d’un jugement rendu par écrit en anglais doit être jointe « immédiatement et sans délai ». Cette disposition entre en vigueur le 1er juin prochain.

Dans une initiative exceptionnelle, le juge Dennis Galiatsatos de la Cour du Québec a décidé mercredi qu’il avait le droit d’étudier la constitutionnalité de cette disposition possiblement discriminatoire à l’égard des anglophones. Les avocats des gouvernements ont tout tenté pour l’en empêcher.

Cet enjeu a été soulevé à l’approche du procès de Christine Pryde, prévu début juin au palais de justice de Montréal. La femme de 32 ans est accusée de conduite dangereuse et de négligence criminelle causant la mort pour avoir fauché une cycliste, Irène Dehem, en mai 2021 dans l’ouest de Montréal. Christine Pryde a choisi d’avoir son procès en anglais, comme c’est son droit constitutionnel.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Christine Pryde (à droite) au palais de justice de Montréal en 2023.

Dans sa décision, le juge Galiatsatos détaille les conséquences concrètes de l’article 10. Après le procès de deux semaines, il devra prendre le temps de rédiger un jugement écrit, en anglais. Or, au lieu de le déposer dès lors, il devra attendre la traduction officielle en français. En pratique, cela va entraîner des délais de plusieurs semaines, et plus probablement de plusieurs mois, puisque le jugement devra être traduit, puis révisé et corrigé, s’inquiète le juge Galiatsatos.

Sans contester la constitutionnalité de la Loi, les avocats de Christine Pryde réclament un arrêt du processus judiciaire pour délais déraisonnables en vertu de l’arrêt Jordan (un procès doit se terminer de 18 à 30 mois après la mise en accusation). La défense soutient que la Loi cause un préjudice injuste à l’égard des accusés anglophones, puisque ceux-ci devront attendre plus longtemps que les francophones pour obtenir un jugement.

Un « problème non existant »

Le Procureur général du Québec (PGQ) et le Procureur général du Canada (PGC), les avocats des gouvernements, se sont opposé à l’initiative du juge Galiatsatos, arguant qu’il n’avait pas le pouvoir de soulever lui-même cet enjeu, alors que la défense refuse de le faire.

Le PGC a évoqué un « problème non existant […] imaginé » par le juge, et a même suggéré de laisser les avocats de la défense déposer des requêtes de Charte dans chaque procès en anglais.

Ça aurait comme effet de dérailler tous les procès en anglais de la province. Ce serait antiéthique à l’égard de la bonne allocation des ressources judiciaires.

Le juge Dennis Galiatsatos

Le magistrat se montre ainsi cinglant à l’égard de la position des avocats des gouvernements. Il affirme que leurs arguments démontrent une grande incompréhension du fonctionnement d’un procès criminel et des fonctions d’un juge. Ses explications « minutieuses » sont visiblement « tombées dans l’oreille d’un sourd », poursuit-il.

« Quand le tribunal a soulevé la dure réalité, les deux procureurs généraux ont soit refusé de répondre à mes questions, soit répété leur slogan : “Nous ne savons pas ce qui va se passer. […]” Un slogan répété, même si c’est manifestement incorrect », déplore le juge.

Selon le Procureur général du Québec, l’enjeu soulevé par le juge est « imprécis et incomplet ». Pourtant, réplique le juge Galiatsatos, l’enjeu est extrêmement clair : le report systémique de chaque jugement rendu en anglais pour des raisons non liées au droit criminel.

Le juge Galiatsatos a accordé deux semaines aux avocats des gouvernements pour prendre position en vue d’un débat sur le fond sur la constitutionnalité de l’article 10. Le juge dit s’attendre à recevoir des analyses « éclairantes » de leur part.

« On peut assumer en effet que la disposition n’a pas été mise en place sur un coup de tête. Il est évident que les élus provinciaux ont déjà longuement réfléchi aux conséquences de cette disposition sur le fonctionnement des tribunaux criminels dans le Grand Montréal », écrit le juge.

« Le gouvernement provincial a consciemment choisi de légiférer dans un secteur touchant le droit criminel. Comme l’apprennent les étudiants en droit de première année, le droit criminel est notoirement connu pour être de juridiction fédérale. Ça ne permet pas de conclure que l’article 10 est invalide. Cependant, on peut [présumer], au minimum, que le Procureur général du Québec a déjà étudié sérieusement cette question », affirme le juge.