(Québec et Ottawa) Le décret d’Ottawa visant à protéger l’habitat du caribou entraînerait la perte de 2400 à 30 000 emplois directs et indirects au Québec, selon que le fédéral cible les populations isolées de certaines régions ou vise l’ensemble de leur territoire d’habitation. Des villages sont menacés, a déploré le ministre Benoit Charette.

« On ne peut pas qualifier autrement qu’irresponsable l’approche du gouvernement fédéral. On menace d’un décret, sans savoir quels seraient les impacts au niveau des populations locales sans avoir évalué les impacts socio-économiques », a dénoncé le ministre de l’Environnement du Québec, Benoit Charette en mêlée de presse mercredi matin.

Le risque économique a été évalué dans une analyse produite mardi par le ministère québécois des Ressources naturelles et des Forêts, document que La Presse a obtenu.

M. Charette a ajouté que d’empêcher l’industrie d’accéder à de grands pans de forêt pourrait mettre à mal la sécurité économique de villages. Il a pris pour exemple Sacré-Cœur, sur la Côte-Nord. « Ça fait vivre non seulement entièrement le village de Sacré-Cœur, mais une partie de la région aussi. Si on vient poser une cloche de verre sur ce territoire-là, on menace littéralement le développement économique ou sinon la survie économique de village », a-t-il dit.

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Benoit Charette, ministre de l’Environnement du Québec.

Ottawa réplique

Ottawa réplique de son côté que c’est la réponse de Québec qui est « irresponsable ». « Je pense que c’est très, très, très prématuré d’avancer des chiffres et même je dirais irresponsable de la part du gouvernement du Québec d’avancer des chiffres comme ça », a réagi le ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault, en mêlée de presse avant la rencontre hebdomadaire du caucus libéral.

Le Cabinet du gouvernement Trudeau a donné le feu vert mardi à un décret qui permettrait à Ottawa de « prendre le contrôle d’un territoire » où vit l’animal. M. Guilbeault, accuse son homologue québécois, Benoit Charette, de ne pas en faire assez pour protéger le caribou, une espèce en péril. Québec – tout comme le Parti conservateur et le Bloc québécois à Ottawa – reproche au gouvernement fédéral de négliger les impacts sur l’industrie forestière.

Il reste quelques étapes à franchir avant l’adoption finale du décret fédéral, qui devrait se faire avant la fin de l’été. Le gouvernement prévoit tenir une période de consultations de 60 jours.

« Faisons les consultations et là on arrivera à la conclusion de quelles sont les zones que l’on doit protéger et quels seraient éventuellement les impacts socio-économiques et comment on gère ces impacts socio-économiques là », a expliqué le ministre Guilbeault.

Il a affirmé ne pas avoir de chiffres sur d’éventuelles pertes d’emplois dans l’industrie forestière.

Lundi, Steven Guilbeault a avisé par écrit Benoit Charette qu’il allait « recommander à la gouverneure en conseil d’adopter un décret d’urgence pour protéger le caribou boréal ». Le Secteur des forêts du ministère québécois des Ressources naturelles et des Forêts « a été sollicité » par la suite « pour évaluer les impacts socio-économiques associés à une potentielle baisse de possibilité forestière si le gouvernement fédéral prenait effectivement un décret en ce sens », peut-on lire dans son analyse datée du 18 juin.

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Steven Guilbeault, ministre fédéral de l’Environnement

Cette analyse fait une estimation préliminaire des baisses de la possibilité forestière qu’entraînerait le décret. Il s’agit de la diminution du volume de bois net pouvant faire l’objet d’une transformation industrielle. Ce volume fait ou pourrait faire l’objet de l’octroi de droits forestiers visant la transformation du bois, précise-t-on. Pour mesurer les impacts, on a tenu compte des « volumes de bois réellement récoltés historiquement afin, dans le cas des pertes d’emplois, de pouvoir les relier à une usine de transformation précise ».

Résultat : « La prise de décret pour les populations isolées [de caribous de Val-d’Or, de Charlevoix et de Pipmuacan] provoquerait une baisse de possibilité forestière de 1,1 million de mètres cubes bruts par an », peut-on lire. Il y aurait « une perte annuelle de valeur ajoutée de 183,2 millions de dollars » et « une perte estimée à environ 2400 emplois directs et indirects ».

Et « si le décret fédéral s’appliquait sur l’ensemble de l’aire de répartition des caribous forestiers et des caribous montagnards, la baisse de possibilité forestière serait de 14 millions de mètres cubes bruts par an », indique-t-on. « Cela aurait pour impact : une perte annuelle de valeur ajoutée de plus de 2,2 milliards par an et une perte estimée à plus de 30 000 emplois directs et indirects ».

Le document précise que les calculs reposent sur une évaluation de la possibilité forestière produite en 2022 par le Forestier en chef du Québec.

La Presse rapportait la semaine dernière que le gouvernement Legault avait de nouveau repoussé les mesures de protection du caribou en prolongeant jusqu’au 31 octobre, la consultation sur des projets pilotes annoncés en avril. Elle devait se terminer le 30 juillet. Il avait dévoilé en avril un plan partiel de restauration d’habitats, de protection de territoires, d’encadrement des usages et de modifications réglementaires pour les hardes très vulnérables de caribous montagnards de la Gaspésie et de caribous forestiers de Charlevoix au lieu d’une stratégie globale de protection de l’ensemble de la douzaine de hardes de caribous de la province.

Le ministre Guilbeault a rappelé que le gouvernement du Québec avait pris l’engagement en 2016 de mettre en place un plan de rétablissement des populations de caribou qui continuent de diminuer et qu’en 2022, il s’était engagé dans une lettre conjointe avec Ottawa à déposer un plan pour maintenir au moins 65 % de l’habitat du caribou sans perturbation et de consulter les populations autochtones.

Le Québec pourrait toujours présenter un plan pour protéger l’habitat du caribou durant les deux mois que durera la consultation fédérale.

Le Bloc québécois compte utiliser ce délai pour tenter de trouver « une voie de passage négociée et consensuelle » entre la protection du caribou et le maintien des emplois.

« Je ne m’engage pas à un résultat, je m’engage à un effort de bonne foi pour éviter de perdre des emplois et pour éviter de sacrifier une espèce menacée, a affirmé son chef Yves-François Blanchet. J’ai l’impression qu’il n’y a personne qui a essayé ça. Il y a des efforts du côté de Québec, mais je pense qu’il faut aller plus loin. »

Le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, a promis de renverser « ce décret radical ».

Avec Jean-Thomas Léveillé, La Presse

Fermer des routes de l’industrie forestière

Le ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault, a aussi évoqué la fermeture de certaines routes forestières pour protéger l’espèce.

Au fil du temps, l’industrie forestière a enlevé une grande partie de la vieille forêt et l’a remplacée par des arbres plus jeunes, privant ainsi le caribou de son habitat et de sa nourriture.

Également, les chemins forestiers favorisent le déplacement des prédateurs naturels du caribou comme l’ours et le loup, et le ministre Guilbeault l’a rappelé mercredi matin.

« Il y a 500 000 kilomètres de routes forestières au Québec, est-ce qu’on a besoin de toutes ces routes-là ? On sait que ces routes sont utilisées énormément par les prédateurs des caribous, donc c’est un peu comme des autoroutes de prédation, on pourrait fermer plusieurs de ces routes et les reboiser », alors « quand j’entends des chiffres de 20 000 ou 35 000 emplois perdus, je trouve ça nettement exagéré », a indiqué le ministre fédéral.

Avec La Presse Canadienne