Ceci n’est pas une chronique sur la « loi 21 », ni sur les élections fédérales, ni même sur Ze Débat en anglais et sa fameuse question qui suintait le mépris torontois socialement acceptable envers le Québec.

Ceci est une chronique en forme de question.

Que s’est-il passé pour que tout d’un coup la question des signes religieux devienne une « valeur québécoise » ?

Au nom de quoi, au nom de qui le « Chef de la Nation » se permet-il de faire des procès d’authenticité québécoise selon que l’on adhère ou pas à sa vision du monde et de la Nation ?

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Jacques Parizeau s’est prononcé on ne peut plus clairement contre l’interdiction des signes religieux pour les employés de l’État. Lucien Bouchard aussi. Bernard Landry a conseillé au Parti québécois de ne pas aller dans cette direction. Gilles Duceppe y était opposé. Françoise David aussi, mais apparemment, le passeport nationaliste de Québec solidaire n’est pas accepté dans certains milieux souverainistes.

Une commission d’enquête dirigée par deux éminents intellectuels, Charles Taylor et Gérard Bouchard, a estimé il y a 10 ans, après avoir fait le tour du Québec, qu’une interdiction devrait se limiter aux personnes détenant un « pouvoir coercitif » – policiers, procureurs, juges. Elle a conclu aussi que les relations entre les communautés étaient généralement saines au Québec, mais c’est une autre histoire.

Sommes-nous en présence de mauvais Québécois ?

Le gouvernement de la CAQ a décidé d’aller plus loin et a inclus les enseignants du secteur public primaire et secondaire.

Je le répète : je n’étais pas d’accord. Mais d’autres endroits parfaitement démocratiques dans le monde ont fait des choix similaires à ceux de la CAQ. Et les tribunaux les ont souvent validés.

Pas plus tard que cet été, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a statué qu’un employeur privé en Allemagne pouvait interdire l’expression de signes religieux ou de préférences politiques ou philosophiques si c’était « nécessaire ». Il s’agissait d’affaires impliquant deux musulmanes, l’une éducatrice spécialisée, l’autre caissière. Leurs employeurs avaient fait valoir la liberté d’entreprise et avaient justifié l’interdiction du port du hidjab par différents arguments de neutralité et de paix sociale.

Aucune « discrimination directe », a conclu la CEDH : ces restrictions ne les visaient pas personnellement, mais étaient d’application générale pour tous les employés.

La « différence de traitement indirectement fondée sur la religion » peut être justifiée. Là encore, je ne suis pas d’accord : je me rallie aux décisions des cours de justice du Québec et du Canada, pour qui de telles politiques d’entreprise seraient une discrimination non justifiée.

La jurisprudence ici est tellement claire que le gouvernement du Québec a inclus dans la Loi sur la laïcité de l’État la disposition de dérogation aux chartes, qui empêche les tribunaux de l’invalider au nom de la liberté de religion. Un juge de la Cour supérieure, sans surprise, l’a dit – tout en n’intervenant pas, sauf pour les commissions scolaires anglophones, exception qui n’est pas du tout assurée de tenir en appel.

Mais je le répète : cette chronique ne porte pas sur la « loi 21 ».

Elle porte sur les « valeurs québécoises ».

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Je viens de le montrer, des démocraties constitutionnelles européennes ont mis le curseur à différents endroits en matière de liberté religieuse. Des cours indépendantes ont souvent validé ces décisions (dont la Cour de justice de l’Union européenne). Il est permis d’être raisonnablement en désaccord sur ces questions hautement émotives sans accuser quiconque de racisme.

Pour ma part, je tente de pencher vers la liberté, et je ne verrais pas pourquoi Jagmeet Singh ne pourrait pas enseigner les maths en troisième secondaire avec son turban, mettons.

J’accepte parfaitement qu’on ne soit pas d’accord avec moi sans être « raciste ». Ben oui !

Ce que je n’accepte pas, c’est que le premier ministre ait incorporé sa propre vision du vivre-ensemble dans la définition officielle de l’identité ou des « valeurs » québécoises.

Ça n’a rien à voir avec la langue, la culture ; et bien que ces restrictions sur les signes religieux soient acceptées par la majorité, elles n’ont rien d’intrinsèquement « québécois ». Elles seraient accueillies avec joie dans bien des régions du Canada et des États-Unis. J’oserais dire : hors des grands centres, dans une majorité des régions.

Cette prétention du Chef de la Nation à élever au rang de valeur nationale inviolable ses préférences politiques ne manque donc pas d’habileté.

Elle n’en est pas moins exaspérante.

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Ah oui, dans les « valeurs québécoises », j’espère, il y a aussi la séparation des pouvoirs ? Le contrôle de la constitutionnalité des lois par des juges ? Est-ce que la phrase « la majorité des Québécois sont d’accord » suffit pour interdire non seulement toute contestation devant les tribunaux, mais même l’expression d’une dissidence ? Sous peine d’être traité d’ennemi de la nation ?

Ce n’est pas une valeur « québécoise » que d’empêcher toute contestation judiciaire préalablement.

C’est une valeur conservatrice.

C’est l’idée très XIXe siècle selon laquelle l’Assemblée nationale, menée par un parti ayant recueilli moins de la moitié des suffrages exprimés, détient la suprématie juridique absolue.

Comme on disait il y a 200 ans en Angleterre, à part changer un homme en femme (ce qui à l’époque passait pour la chose la plus impossible à imaginer), le Parlement peut tout faire ! Ma foi… s’agirait-il de vieilles valeurs… anglaises ?