(Calais, France) En Europe, la question de l’immigration « irrégulière » est loin d’être réglée. Tandis que les traversées de migrants se poursuivent à Calais, malgré les menaces d’expulsion vers le Rwanda par le Royaume-Uni, le sujet sera au centre des élections européennes, qui se tiennent du 6 au 9 juin, et pourraient voir une nouvelle poussée de la droite radicale et populiste.

« Samedi, ils étaient plus de 100, dont une quinzaine d’enfants. Mais là, il n’y a plus personne… »

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Chaque matin, l’équipe de Salam fait le tour des campements de fortune pour nourrir les migrants. Yolaine Bernard, deuxième à partir de la gauche.

Yolaine Bernard contemple le stationnement où elle a l’habitude de ravitailler des dizaines de migrants, dans la zone industrielle de Calais. Il n’y a pas un chat. En arrière-plan, des montagnes de déchets témoignent d’une activité humaine récente. Mais les bosquets tout autour, habituellement remplis de tentes, sont à peu près vides.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

En zone industrielle de Calais, une montagne de déchets témoigne d’une activité humaine récente. Au loin quelques tentes restantes.

Où sont-ils tous passés ? Mystère. Certains ont peut-être réussi à traverser la Manche pour rejoindre l’Angleterre, ultime objectif de leur long et dangereux périple. Mais la travailleuse humanitaire, qui gère l’association Salam, a une autre hypothèse. Selon elle, ces exilés ont possiblement rejoint l’Allemagne ou la Belgique, où il n’y a pas de risques d’expulsion.

C’est parce qu’ils ont peur du Rwanda. Ils ne veulent pas être envoyés là-bas.

Yolaine Bernard, travailleuse humanitaire de l’association Salam

Rappelons qu’à la fin d’avril, le gouvernement britannique a finalement adopté son projet de loi controversé, qui prévoit l’expulsion de certains migrants « irréguliers » vers le Rwanda, d’où seront traitées leurs demandes d’asile pour le Royaume-Uni. Si tout se passe comme prévu, les premiers cobayes de ce programme d’externalisation radical quitteront le territoire britannique de force à la mi-juillet, a déclaré le premier ministre conservateur Rishi Sunak.

PHOTO JASON ALDEN, BLOOMBERG NEWS

Le premier ministre britannique Rishi Sunak a fait de sa politique visant à freiner l’immigration irrégulière, baptisée « Stop the boats » (arrêtons les bateaux), l’une de ses principales promesses électorales.

À Calais, cette décision politique venue de Londres suscite la perplexité. Pour Pierre Roques, coordonnateur de l’Auberge des Migrants, une association d’aide aux exilés, il s’agit avant tout d’une « opération de communications », à quelques mois des élections britanniques qui s’annoncent désastreuses pour les tories de Sunak. M. Roques pense que le programme d’expulsion vers le Rwanda sera difficile à mettre en œuvre compte tenu de ses coûts et de ses enjeux légaux, sans parler d’une possible victoire des travaillistes aux élections du 4 juillet. Mais il reconnaît que ce programme risque de « bousiller la vie de quelques personnes » et que tout cela est « préoccupant ».

L’inquiétude se lisait d’ailleurs sur les visages des jeunes hommes rencontrés dans un autre campement quelques minutes plus tard. Certains avaient élu domicile dans un hangar désaffecté, d’autres avaient dressé leur tente sur des palettes de bois, pour ne pas être directement sur le sol froid et humide de ce printemps pluvieux. Quand on leur parle du Rwanda, plusieurs font non de la tête à plusieurs reprises. Mohammed, Soudanais de 24 ans, imite carrément avec son pouce le geste d’une gorge qu’on tranche.

« Ils viennent d’Afrique, ils ne veulent pas y retourner », confirme Yolaine Bernard, empathique.

Le rêve anglais

À Calais, le dossier des migrants est loin d’être clos. La « jungle » de 2016 a peut-être disparu, mais les exilés sont toujours nombreux à tenter la traversée vers le Royaume-Uni, qui n’est qu’à une trentaine de kilomètres. Les plus désargentés sautent sur des camions, les autres prennent la mer sur des canots pneumatiques précaires ou des embarcations de fortune, volées dans les canaux à l’intérieur des terres. Beaucoup viennent de Syrie, d’Afghanistan, d’Iran, mais aussi de Turquie, d’Érythrée ou du Soudan. Ils ont fui à cause de la guerre, de la répression ou de leurs conditions de vie misérables. Et malgré la menace du « plan rwandais », le Royaume-Uni demeure leur rêve ultime.

Selon le site officiel du gouvernement britannique, plus de 10 000 d’entre eux ont réussi la traversée par voie maritime entre le 1er janvier et le 20 mai, une hausse de 36 % par rapport à la même date l’an dernier et de 13 % par rapport à 2022.

Aux dires de Pierre Roques, les départs seraient toutefois de plus en plus dangereux, à cause d’une pression policière accrue sur le littoral français, les policiers allant jusqu’à utiliser des grenades lacrymogènes.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

« Ce ne sont pas des migrants, ce sont des errants », dit Pierre Roques, coordonnateur de l’Auberge des Migrants, une association d’aide aux exilés.

Les gens paniquent, se piétinent et se noient. Maintenant, ils doivent partir de plus loin, ce qui augmente les risques. Il y a plus de morts qu’avant.

Pierre Roques, coordonnateur de l’Auberge des Migrants, une association d’aide aux exilés

M. Roques évoque des morts récentes, dont celles de deux petites filles de 4 et 7 ans.

Un pacte remis en cause

Alors que les élections européennes battent leur plein (en cours du 6 au 9 juin), il ne fait aucun doute que la question de l’immigration sera une fois encore au centre du jeu, non seulement en France, mais dans tous les pays de l’Union européenne (UE). Les partis de la droite radicale, populiste et majoritairement anti-immigration devraient doubler leur nombre de sièges au Parlement (voir autre texte) avec des impacts probables sur les questions migratoires.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Dans un champ, tentes de recharge pour téléphones offertes une fois par semaine aux migrants par le Secours catholique

Après huit ans d’âpres négociations, l’Union européenne a finalement adopté en décembre 2023 son fameux « Pacte sur l’asile et l’immigration », destiné à gérer plus efficacement l’afflux de migrants irréguliers sur le continent. Cette entente prévoit essentiellement une « solidarité obligatoire » entre les 27 pays membres concernant la répartition des migrants, ainsi qu’un mécanisme d’externalisation accentué, où les demandes d’asile seront triées en plus grand nombre en dehors des frontières de l’UE, dans des pays comme la Tunisie, l’Égypte ou la Mauritanie, voire l’Albanie.

Or, selon François Gemenne, professeur à HEC Paris et spécialiste de la question migratoire, il n’est pas exclu que cette entente soit « remise en cause » par la pression des partis d’extrême droite. Certains pays voudront revoir le mécanisme de solidarité (la Hongrie, par exemple, qui ne tient pas à accueillir les migrants débarqués en Grèce, en Italie ou en Espagne), tandis que d’autres voudront « pousser encore plus loin la logique » de l’externalisation.

Selon le site de la Commission européenne, plus de 385 000 « traversées irrégulières » ont été enregistrées en 2023, une augmentation de 18 % par rapport à l’année précédente. De quoi nourrir le discours alarmiste de l’extrême droite, qui continue d’en faire son fonds de commerce. Certains partis « identitaires », comme l’AfD allemande, vont même jusqu’à prôner la « remigration », c’est-à-dire le retour forcé des immigrants dans leur pays d’origine.

Professeur à Sciences Po Paris et à l’Institut universitaire européen, Ettore Recchi rappelle cependant que l’immigration « n’est pas l’obsession des électeurs à l’heure actuelle », ceux-ci étant plus préoccupés par le pouvoir d’achat, la santé, l’emploi, la défense, la sécurité et les changements climatiques, d’autres enjeux débattus à ces élections européennes.

Sur les 448 millions de personnes vivant dans l’Union européenne, 42 millions sont nées hors de celle-ci, soit 9 % de la population, et 27 millions ne sont pas officiellement citoyens de l’UE, soit 6 % de la population.