(Los Angeles, quartier Skid Row) Dans le quartier le plus pauvre de Los Angeles, il est impossible d’utiliser les trottoirs. Partout, ils sont encombrés de tentes et d’autres abris de fortune où vivent 4400 sans-abri, à quelques kilomètres du glamour d’Hollywood et des palaces de Beverly Hills.

Nous sommes à l’épicentre de la crise de l’itinérance aux États-Unis. Rue après rue, sur plus d’un kilomètre carré, les campements se succèdent. Comme si tous les trottoirs du Vieux-Montréal étaient couverts de tentes.

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Toxicomanie et problèmes de santé mentale sont endémiques au sein de la population itinérante.

Ceux qui survivent dans ces conditions semblent évoluer dans un univers parallèle. Le crack, le fentanyl, la méthamphétamine et la xylazine font des ravages, tout comme les problèmes de santé mentale.

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La détresse est omniprésente dans le quartier.

Certains marchent les yeux dans le vide comme des zombies. D’autres dansent sur une musique qu’eux seuls entendent, riant et bougeant leurs membres dans tous les sens tels des pantins désarticulés.

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Les campements s’étendent sur plus d’un kilomètre carré.

Entre les amoncellements d’objets hétéroclites et les cendres des feux de camp qui y sont allumés le soir, entourés de chiens plus ou moins menaçants, certains nous saluent en souriant d’un air béat, alors que d’autres nous invectivent avec colère.

Personne ne se cache pour fumer son crack, même en présence de la police, même lorsqu’il y a des enfants.

Morts dans la rue

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Intervenante pour les services de santé du comté de Los Angeles, Sieglinde von Deffner travaille à Skid Row depuis 20 ans.

Sieglinde von Deffner marche d’un pas rapide, tout en évitant les flaques d’urine, les excréments, les seringues et autres détritus au sol, impassible malgré l’odeur nauséabonde qui prend à la gorge. Impossible pour cette blonde dynamique, qui travaille dans le quartier depuis 20 ans pour les services de santé du comté de Los Angeles, de faire plus d’un coin de rue sans se faire interpeller par quelqu’un qui veut de l’aide, un logement ou un autre service.

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Les seringues jetées à même la rue sont nombreuses.

Ici, un homme raconte qu’il s’est fait mettre à la porte d’un refuge parce qu’il a enfreint les règles. Plus loin, un autre se plaint des conditions trop strictes dans un hôtel acheté par la Ville pour y loger des personnes itinérantes.

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Des sans-abri dorment à même le trottoir.

Ces deux hommes couchés sur le trottoir sont-ils endormis, ou alors en détresse ou carrément morts ? L’intervenante les interpelle pour vérifier s’ils respirent. Rassurée de les voir bouger, elle poursuit son chemin.

Chaque jour, six sans-abri meurent, majoritairement de surdose, dans le comté de Los Angeles.

Sieglinde von Deffner, intervenante pour les services de santé du comté de Los Angeles

Au détour d’un immeuble, nous tombons sur une équipe municipale en train de démanteler les campements sur un tronçon de rue. En combinaisons blanches et dossards orange ou jaunes, parfois masqués et gantés, protégés par des policiers, des employés de la Ville jettent dans un camion-benne tout ce qui est resté sur le trottoir, avant de nettoyer les lieux avec un jet d’eau sous pression.

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Des employés municipaux démantèlent un campement dans une rue de Skid Row.

Les journées de démantèlement sont très difficiles pour les gens, très stressantes. Il suffit qu’ils s’absentent pour prendre une douche et à leur retour, pouf ! ils ont perdu toutes leurs possessions.

Sieglinde von Deffner, intervenante pour les services de santé du comté de Los Angeles

La Ville de Los Angeles défait des campements régulièrement, même si ceux qui y vivent n’ont nulle part où aller : les refuges pour sans-abri sont remplis. En principe, des avis sont distribués sur les lieux 72 heures avant l’opération.

Non loin, deux bambins jouent près d’une tente. Les familles qui se retrouvent à la rue obtiennent en priorité des places dans un refuge, mais l’établissement qui les accueille est en rénovation, ce qui les empêche d’y demeurer pendant la journée, nous explique Sieglinde von Deffner.

État d’urgence

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Le centre-ville de Los Angeles, vu de l’observatoire Griffith

Los Angeles a déclaré l’état d’urgence au sujet de l’itinérance en décembre 2022, devant l’explosion des campements. Selon un décompte mené en janvier 2023, 75 000 personnes vivent dehors dans le comté de Los Angeles, qui regroupe 37 municipalités et 9,7 millions d’habitants.

Avec les fonds provenant depuis 2017 d’une taxe de vente spéciale destinée à lutter contre l’itinérance, la Ville et le comté ont acheté et loué des hôtels et motels pour y loger des sans-abri, débloqué des millions pour construire des logements sociaux, créé des villages de minimaisons, embauché des employés pour améliorer le suivi des dossiers, notamment.

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Malgré l’état d’urgence et les millions débloqués pour lutter contre l’itinérance, les campements continuent de se multiplier à Skid Row.

Ils se targuent d’avoir trouvé des logements permanents pour 108 969 personnes, des places temporaires pour 148 740 personnes et d’en avoir empêché 34 265 de tomber dans l’itinérance depuis ce temps.

Mais sur le terrain, des observateurs disent voir toujours autant de campements, et les refuges continuent de déborder.

Le comté de Los Angeles réussit à trouver des logements pour plus de gens, à un rythme plus soutenu que jamais. Mais nous avons encore du travail pour suivre le rythme du nombre de personnes qui deviennent sans-abri chaque jour.

Cheri Todoroff, directrice générale du Los Angeles County Homeless Initiative

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Wade Herder, 57 ans

« J’aimerais bien avoir un logement, ou même une place dans un refuge, mais ça prend une éternité », se désole Wade Herder, 57 ans, qui dort sur des bancs de parc ou par terre depuis une dizaine d’années.

L’homme itinérant, rencontré sur le terrain d’une église qui accueillait ce jour-là des douches mobiles, à Pasadena, une banlieue cossue de L.A., s’est fait voler plusieurs fois. Mais ce qu’il trouve le plus dur dans la vie qu’il mène ? « Trouver un endroit où pisser ! », répond-il.

Quelques jalons de la lutte contre l’itinérance à Los Angeles

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Quartier le plus pauvre de Los Angeles, Skid Row compte 4400 sans-abri.

  • Juillet 2017 – Implantation de la mesure H, une taxe de vente de 0,25 % pour financer l’aide aux sans-abri, qui a rapporté 527 millions en 2022-2023. La mesure avait été acceptée par la population du comté de Los Angeles en mars précédent par référendum.
  • Juillet à décembre 2020 – Premiers achats de 10 motels, comptant 850 chambres, pour loger des sans-abri, grâce au programme Homekey, pour 175 millions. Deux phases subséquentes ont permis d’acheter 21 autres établissements, pour un total de 2100 chambres.
  • Avril 2021 – La Cour fédérale exige que la Ville et le comté trouvent du logement temporaire ou permanent à tous les sans-abri de Skid Row dans les six mois. Le jugement sera cassé en appel en septembre 2021.
  • Juillet 2021 – Adoption par le conseil municipal d’un règlement interdisant les campements près des écoles, des garderies et des parcs, que des opposants dénoncent comme une façon de criminaliser l’itinérance.
  • Avril 2022 – Entente entre Los Angeles et ceux qui la poursuivaient, prévoyant la création de 15 000 nouvelles unités pour accueillir 60 % de la population itinérante au cours des cinq années suivantes.
  • Décembre 2022 – Déclaration de l’état d’urgence et lancement du programme Inside Safe, premiers gestes de la nouvelle mairesse, Karen Bass, pour accélérer la construction de logements.
  • Avril 2024 – La Cour suprême des États-Unis entend la cause impliquant une ville de l’Oregon, dont le règlement pour bannir les campements est contesté. Une décision, imminente, qui touchera toutes les villes américaines.