(New York) Après avoir grimpé 377 marches, on atteint la couronne de la statue de la Liberté, d’où est visible une date inscrite sur la tablette que la grande dame tient au creux de son bras gauche : 4 juillet 1776.

Est-ce à dire que la tablette représente la déclaration d’indépendance des États-Unis, dont les Américains célébreront le 248e anniversaire dans quelques jours ?

Reneel Langdon répond par la négative.

« La tablette est le symbole de la loi, de la Constitution », explique le ranger, coiffé d’un chapeau à larges bords. « Et dans cette constitution, vous avez la Déclaration des droits, vous avez les outils pour faire avancer la démocratie – la liberté d’expression, la liberté d’assemblée et ainsi de suite –, bref, tous les droits dont vous avez besoin pour lutter contre les chaînes de l’oppression. »

Alors que le soleil vient à peine de se lever sur la baie de New York – et bien avant l’arrivée du premier bateau de touristes –, Reneel Langdon s’entretient avec un petit groupe de journalistes étrangers au sommet d’un monument qui incarne des valeurs parfois rejetées par les États-Unis selon les époques, y compris la liberté même.

Trois autres groupes semblables suivront, entraînés par leurs propres rangers. Le hasard a voulu que le nôtre soit lui-même un symbole en quelque sorte. Contrairement à ses collègues, il est né à l’étranger, plus précisément dans l’île de la Grenade.

Et il travaille aujourd’hui comme superviseur de rangers à Liberty Island, un parc national où se dresse la statue devant laquelle 12 millions d’immigrants sont passés en bateau avant d’arriver à Ellis Island, l’île voisine.

PHOTO YUKI IWAMURA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des officiers de la Marine américains se tiennent sur le pont de l’USS Bataan alors qu’il passe devant la statue de la Liberté.

« C’est poétique », dit-il en faisant allusion à son parcours.

Parcours qui fait de lui, à 42 ans, un citoyen américain dont la foi en la statue de la Liberté demeure inébranlable, malgré tout ce qui se passe dans son pays d’adoption.

La peur la plus intense

Ce parcours a connu un virage angoissant le 11 septembre 2001. Arrivé à New York avec sa famille peu avant cette date fatidique, Reneel Langdon vient à peine d’entamer des études en sociologie au Borough of Manhattan Community College (BMCC), dont le campus principal se trouve à un jet de pierre du World Trade Center.

Il n’est pas encore remis du choc culturel dans lequel l’a plongé sa nouvelle vie dans la mégapole américaine lorsque deux avions percutent les tours jumelles. Il se souvient de la panique qui s’est emparée de lui après l’effondrement des gratte-ciel emblématiques.

« Je me suis précipité vers la maison, à Brooklyn. J’étais terrifié de me retrouver dans une ville faisant l’objet d’une attaque terroriste d’une telle ampleur. Mais quand je suis arrivé au Brooklyn Bridge, il était fermé. Il n’y avait pas de métro. Il n’y avait pas de bus. Il n’y avait aucun moyen de quitter Manhattan. J’ai ressenti la peur la plus intense de ma vie. Et je me suis dit que je ne voulais plus jamais ressentir une telle chose. »

Ce sentiment l’a mené à abandonner ses cours au BMCC, dont l’un des bâtiments a été endommagé par l’effondrement de la tour 7 du World Trade Center. Et il l’a poussé à s’enrôler dans la Garde côtière des États-Unis, cinquième branche de l’armée américaine.

J’ai été affecté à un brise-glace sur la côte du Maine. Après le 11-Septembre, j’avais l’impression d’avoir besoin d’une certaine formation. J’en avais besoin pour me sentir plus fort. Je venais de vivre une expérience terrifiante.

Reneel Langdon

Après avoir quitté la Garde côtière, Reneel Langdon est rentré à New York, où il a repris ses études. Et, peu après avoir décroché un diplôme de premier cycle en sociologie au Hunter College, il a commencé à travailler à Liberty Island et à Ellis Island.

Le « mouvement » de l’histoire

Dix ans plus tard, Reneel Langdon est tout, sauf blasé.

« De penser que 12 millions d’immigrants sont entrés aux États-Unis par ici et d’avoir la chance de raconter cette histoire, en tant qu’immigré, c’est pas mal incroyable. La dimension poétique de la situation ne m’échappe pas. »

Ce mot – « poétique » – revient souvent dans la bouche de Reneel Langdon.

Une certaine poésie imprègne d’ailleurs la façon dont il décrit le « mouvement » que représente à ses yeux la statue de la Liberté. Il évoque d’abord l’époque où Édouard Laboulaye conçoit l’idée du monument pour commémorer le centenaire de la déclaration d’indépendance des États-Unis. Ce juriste et abolitionniste français ne veut pas seulement célébrer l’endurance de la démocratie américaine, mais également la libération des esclaves du pays.

Or, comme le rappelle Reneel Langdon, l’œuvre du sculpteur français Auguste Bartholdi qui découle de cette idée est inaugurée en 1886, sombre moment pour la liberté aux États-Unis. La période de Reconstruction qui a suivi l’abolition de l’esclavage n’est plus qu’un souvenir, ayant cédé le pas aux lois institutionnalisant la ségrégation raciale dans les anciens États esclavagistes.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE, LA PRESSE

Pour Reneel Langdon, la statue de la Liberté représente la quête du rêve américain : « Et le combat continue de différentes façons pour différents groupes. »

« L’ironie veut que la statue ait été dévoilée en plein cœur de Jim Crow », rappelle Reneel Langdon en utilisant le nom donné aux lois ségrégationnistes. « Cette promesse de liberté n’était pas encore une réalité pour de nombreux Afro-Américains. Mais au même moment, ou presque, Ellis Island ouvre et les premiers immigrants, sur plus de 12 millions, passent devant la statue pour échapper à la pauvreté et à la persécution, en quête du rêve américain.

« Pour moi, la statue de la Liberté représente ce mouvement. Et le combat continue de différentes façons pour différents groupes. »

En fait, ce mouvement de l’histoire s’est manifesté le jour même de l’inauguration de la statue de la Liberté.

« Voici mes droits »

« Des suffragettes ont loué un bateau et se sont approchées de l’île ce jour-là », rappelle Matt Housch, archiviste au nouveau musée de la statue de la Liberté. « Avec des porte-voix, elles ont fait des discours pour dire combien il était ironique que nous érigions une statue à une femme, à la liberté, alors qu’elles n’avaient pas le droit de voter aux États-Unis. »

L’archiviste raconte avoir recueilli récemment le témoignage d’une artiste du Bronx qui a participé à une autre manifestation, dans l’île celle-là, en 1978. Elle accompagnait Muhammad Ali, qui prenait alors fait et cause pour l’American Indian Movement.

« Je me sentirais coupable, en tant que personne riche, de ne pas les aider », avait déclaré le célèbre boxeur au pied de la statue de la Liberté en faisant référence aux militants pour les droits civiques des autochtones aux États-Unis.

Au sommet du monument, par un matin radieux de juin 2024, Reneel Langdon n’ose pas répondre directement à la question de savoir ce que lui inspire le mouvement actuel de l’histoire aux États-Unis, où les grandes questions de la démocratie, de la liberté et de l’immigration soulèvent des débats douloureux et troublants.

« Je ne peux pas parler de ce qui se passe actuellement, mais je peux dire que c’est la raison pour laquelle des sites comme celui-ci sont importants, dit-il. Les gens peuvent venir et comprendre ce va-et-vient de l’histoire et la façon dont une démocratie fonctionne. La démocratie oscille comme une pendule. Et les Américains ont la chance de pouvoir s’appuyer sur cette loi, sur cette constitution et dire : ‘‘Voici mes droits.’’ »

C’est poétique, selon Reneel Langdon. Ou utopique, selon les époques.