(New York) Le 30 juin, New York devait révolutionner le transport routier aux États-Unis en devenant la première ville du pays à instaurer un système de péage urbain.

Son objectif était triple : décongestionner le trafic de Manhattan, dépolluer son air et financer la rénovation des infrastructures décrépites de son réseau de métro tentaculaire.

En vertu de ce système, les conducteurs de voitures, de camions et d’autocars allaient devoir payer de 15 $ à 36 $ pour entrer à Manhattan au sud de la 60Rue, sauf exception. Et l’agence responsable du métro (MTA) devait recevoir des recettes annuelles de 1 milliard de dollars, sur lesquelles elle comptait s’appuyer pour emprunter les 15 milliards de dollars nécessaires à la rénovation de son réseau.

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Wagon de la ligne A du métro de New York

Ce projet de péage urbain enthousiasmait d’autant plus certains de ses promoteurs qu’il allait, selon eux, influencer plusieurs autres villes nord-américaines, de Boston à Los Angeles en passant par Montréal, et réduire ainsi la domination automobile.

« Cela aurait été une si grande victoire, et il y aurait eu une grande chance que l’effet d’entraînement soit très fort. Ce qu’elle a fait, c’est supprimer ce qui aurait été un très grand incitatif », déplore Charles Komanoff, militant écologiste, analyste des transports en commun et figure politique new-yorkaise de longue date.

« Elle », c’est la gouverneure démocrate de l’État de New York, Kathy Hochul. Le 5 juin dernier, à la stupéfaction générale, cette politicienne de la région de Buffalo a annoncé la suspension indéfinie du projet de péage urbain de Manhattan, sur lequel l’État et la Ville planchaient depuis au moins 2007.

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Kathy Hochul, gouverneure démocrate de New York

Elle a justifié sa décision en invoquant les effets persistants de la pandémie de COVID-19 sur les familles ouvrières et l’économie de New York.

« Soyons réalistes : un tarif de 15 $ n’est peut-être pas grand-chose pour quelqu’un qui a les moyens, mais il peut faire exploser le budget d’un ménage de la classe moyenne qui travaille dur », a-t-elle dit dans une vidéo.

Une décision électoraliste

Son explication n’a convaincu ni les partisans ni les adversaires du péage urbain à New York.

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Manifestation pour le projet de péage urbain le 5 juin dernier à New York

« Elle s’est fait rappeler à l’ordre par les démocrates de Washington », tranche Raul Rivera, fondateur de l’organisation NYC Drivers Unite, qui se dit « extatique » à la suite de la décision de la gouverneure.

Selon cette version véhiculée par certains médias, le chef des démocrates à la Chambre des représentants, Hakeem Jeffries, aurait exercé des pressions auprès de la gouverneure de New York pour qu’elle suspende l’instauration du péage urbain. Celui qui rêve de devenir président de la Chambre savait certainement que ce projet était très impopulaire dans les circonscriptions situées en banlieue de New York, tant à Long Island que dans la vallée de l’Hudson.

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Circulation à Times Square

Or, en 2022, les démocrates ont perdu quatre sièges à la Chambre dans ces circonscriptions. Sièges qu’ils veulent ravir aux républicains en 2024 afin de reprendre la majorité.

Hakeem Jeffries, qui représente une circonscription de Brooklyn, a démenti la version évoquée par Raul Rivera et d’autres.

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Raul Rivera, fondateur de NYC Drivers Unite

Charles Komanoff n’y croit pas non plus. De là à dire que l’électoralisme n’a pas pesé dans la décision de la gouverneure, il y a un pas qu’il ne peut pas franchir.

« Elle a paniqué, dit-il. Elle craignait que les démocrates ne soient pas capables de regagner les sièges de la banlieue new-yorkaise qu’ils ont perdus il y a deux ans. Et elle ne voulait pas être blâmée de nouveau. »

En 2022, la gouverneure Hochul avait en effet été critiquée pour avoir ignoré la question de la criminalité dans le cadre de l’élection pour le poste dont elle avait hérité un an plus tôt après la démission d’Andrew Cuomo, visé par des allégations de harcèlement sexuel. Elle avait été élue par six points de pourcentage. Mais sa campagne axée sur la protection du droit à l’avortement avait nui aux candidats démocrates qui défendaient des sièges à la Chambre dans la banlieue new-yorkaise, où la criminalité était une préoccupation plus immédiate.

Les leçons de Londres et de Stockholm

L’impopularité du projet de péage urbain dans cette même banlieue ne faisait aucun doute. Pas moins de 63 % des électeurs de la région y étaient « opposés » ou « plutôt opposés », selon un sondage réalisé par le Siena College.

Néanmoins, ces données n’avaient rien de catastrophique aux yeux de Charles Komanoff.

« Hochul a ignoré les leçons de Londres et de Stockholm », dit le fondateur de l’organisation Transportation Alternatives, en faisant référence à deux villes européennes ayant implanté avec succès le péage urbain.

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Charles Komanoff

La leçon de Londres, et surtout celle de Stockholm, est que les gens s’acclimatent, et même ceux qui continuent à s’y opposer ne sont plus aussi en colère après l’implantation du système.

Charles Komanoff, fondateur de Transportation Alternatives

Raul Rivera, lui, n’aurait peut-être jamais décoléré.

« Le péage urbain n’est qu’une manœuvre pour soutirer encore plus d’argent aux contribuables, dit-il. Comme je le répète, il s’agit d’un crime contre les New-Yorkais. C’est tout ce que c’est. »

La gouverneure Hochul a promis de trouver, à court terme, une nouvelle source de revenus pour financer les projets d’infrastructures du métro de New York. Elle a notamment suggéré d’augmenter l’impôt sur les salaires que doivent verser les entreprises de la ville de New York.

En attendant, Manhattan compte 110 portiques équipés de caméras pour lire les plaques d’immatriculation qui ont été installés au coût de 427 millions de dollars et qui ne serviront à rien pour une période indéfinie.

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Caméra pouvant lire les plaques d’immatriculation installée avenue West End, à Manhattan

Et les organisations vertes des États-Unis dénoncent à l’unisson la décision de la gouverneure Hochul, qui s’est longtemps vantée d’être à l’avant-garde de la décarbonation.

« Nous sommes profondément déçus par votre décision soudaine de reporter cette politique essentielle », ont affirmé quelques-uns des plus grands groupes écologistes américains dans une lettre diffusée le 18 juin. « Cette décision aura des conséquences importantes pour New York et se répercutera au niveau national. »

Et peut-être même international.