Les journalistes britanniques choisis par le milliardaire Jeff Bezos pour relancer le Washington Post sont placés sur la défensive par une série d’articles dans les médias américains questionnant leur éthique professionnelle.

Le quotidien a lui-même publié dimanche une longue enquête explorant le passé de son éditeur, William Lewis, arrivé en poste en janvier, et d’un collaborateur de longue date, Robert Winnett, qui doit débuter comme éditeur adjoint à l’automne.

« Je suis fier de travailler avec des collègues qui n’ont pas peur de scruter les gens au pouvoir. Et même le nouveau patron », a déclaré sur X un employé de la salle de rédaction, Fenit Nirappil, pour souligner le caractère inusité de l’exercice.

Une enquête qui érafle

L’article du Washington Post suggère notamment que M. Lewis a signé en 2004, alors qu’il travaillait au Sunday Times, un article sur la situation d’une équipe de soccer professionnelle dérivé d’informations obtenues de manière potentiellement illicite par un enquêteur privé, John Ford, travaillant pour l’hebdomadaire britannique, l’un des plus importants du Royaume-Uni.

M. Ford a déjà déclaré par le passé qu’il avait été recruté informellement pour obtenir des informations confidentielles en bernant ses interlocuteurs sur son identité réelle et ses intentions.

La pratique est considérée comme illégale par la loi britannique, sauf s’il est démontré qu’elle est nécessaire pour obtenir des informations d’intérêt public.

Robert Winnett aurait utilisé un stratagème similaire, reposant encore une fois sur l’action de M. Ford, pour produire en 2002 un article identifiant une liste de personnalités britanniques qui souhaitaient se procurer un ancien modèle de limousine Mercedes décrit comme « la limousine des Nazis » en raison de sa popularité en Allemagne dans les années 1930.

M. Winnett se voit par ailleurs reprocher dans l’article du Washington Post d’être personnellement intervenu pour venir en aide à l’enquêteur lorsqu’il s’est retrouvé dans le collimateur de la justice pour avoir tenté d’obtenir illégalement une copie d’un livre de l’ex-premier ministre britannique Tony Blair.

Alors qu’ils travaillaient tous les deux pour le journal The Telegraph, les deux journalistes britanniques ont collaboré par ailleurs en 2009 sur une série choc traitant de dépenses abusives de députés qui aurait été rendue possible par l’achat de données d’un enquêteur pour plus de 130 000 $. Ce type de paiement est vu comme étant contraire à l’éthique par les grands médias américains.

Les pratiques cavalières de certains médias britanniques ont tourné au scandale à l’époque lorsqu’il a été révélé qu’un tabloïd appartenant au groupe du magnat de la presse Rupert Murdoch avait piraté les communications de vedettes, de politiciens et de victimes de crimes pour obtenir des informations privées.

M. Lewis avait été appelé en renfort en 2010 pour tenter, selon ses propres dires, de « faire le ménage » au sein du groupe et pour s’assurer que ces pratiques n’auraient plus cours.

Un tribunal britannique a cependant donné son aval récemment à une poursuite de victimes de piratage connues, dont le prince Harry, qui soupçonnent l’éditeur d’avoir participé à l’époque à un complot visant à étouffer le scandale.

Acheter le silence

Le New York Times rapportait récemment que M. Lewis était intervenu par ailleurs au sein de la rédaction du Washington Post en mai pour décourager une responsable de la rédaction, Sally Buzbee, de publier un article à ce sujet.

La responsable a subséquemment démissionné pour protester contre une réorganisation de la salle de rédaction jugée nécessaire par l’éditeur pour relancer le quotidien, qui perd des dizaines de millions de dollars par année.

M. Lewis, qui dément toute intervention interne inappropriée pour protéger son image, a aussi été montré du doigt récemment par un journaliste de NPR qui affirme avoir subi des pressions de sa part pour ne pas publier d’article au sujet du procès.

Le journaliste David Folkenflik affirme que l’éditeur lui a offert une entrevue exclusive liée à son arrivée au Washington Post en échange de son silence. Le stratagème n’a pas fonctionné, et NPR est allé de l’avant avec son reportage.

Tous ces développements alimentent la grogne au sein de la salle de rédaction du Washington Post, qui demeure, malgré ses difficultés, l’un des médias américains les plus influents.

Il n’a pas été possible de savoir lundi de la direction du quotidien si le comportement des deux dirigeants ciblés faisait l’objet de vérifications internes. Le syndicat des journalistes n’a pas donné suite par ailleurs à nos demandes d’entrevue.

Margaret Sullivan, une analyste des médias rattachée à l’Université Columbia, a demandé ironiquement dimanche sur X si le passé des cadres avait fait l’objet de vérifications détaillées avant leur embauche ou s’ils avaient été simplement choisis « sur la base de leur accent britannique ».

L’histoire jusqu’ici

2005

Le tabloïd News of the World, du magnat de la presse Rupert Murdoch, est ciblé par des allégations d’écoute illicite contre des personnalités connues qui tournent progressivement au scandale.

2010

William Lewis, un journaliste d’expérience, est appelé en renfort pour tenter d’assainir les pratiques du groupe.

2023

Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post, annonce le recrutement de William Lewis comme éditeur du quotidien.

2024

Une série d’articles aux États-Unis met en cause William Lewis dans l’utilisation par des médias britanniques d’informations obtenues de manière illicite et de tentatives d’ingérence. Un de ses collaborateurs, appelé en renfort au quotidien, est aussi touché.