(Portland, Oregon) Est-ce bien le même Ted Wheeler qui est devant nous ?

Le maire de Portland avait atteint une notoriété nationale en 2020, quand Donald Trump avait envoyé la police fédérale mettre de l’ordre dans sa ville, où les manifs et les émeutes se succédaient jour après jour. À la 55e journée de manifestation après que des policiers ont tué George Floyd, le maire Wheeler était lui-même aux premières lignes quand les agents fédéraux ont envoyé les gaz lacrymogènes.

Peu de temps après, citant son « privilège blanc » et le racisme systémique, il annonçait un « définancement » de la police – une diminution de 6 % du budget et des effectifs.

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Juillet 2020 : le maire Ted Wheeler s’adresse à des manifestants lors d’un rassemblement lié au mouvement Black Lives Matter, à Portland.

Le même maire, il y a 10 jours, renouvelait sa promesse d’embaucher… 300 policiers à Portland.

Sur une force de 800 agents de la paix, c’est une augmentation de 37,5 %.

Le chiffre, promis depuis trois ans, est ahurissant et franchement irréaliste. Même avec la promesse d’un « bonus de signature » de 25 000 $ pour certains policiers, le recrutement tarde.

Mais ça en dit long sur le virage spectaculaire d’une ville à l’avant-garde progressiste américaine qui veut envoyer un message de sécurité et d’ordre.

Que s’est-il donc passé ? Il s’est passé une augmentation de la criminalité, dont une montée en flèche du nombre d’homicides. Il s’est passé l’installation désordonnée de centaines de tentes, et de gens qui trouvent refuge dans les entrées de commerces, d’immeubles.

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Itinérants ayant trouvé refuge dans l’entrée d’un immeuble dans le centre-ville de Portland, en décembre dernier

Il s’est passé une désertion commerciale du centre-ville, devenu un marché ouvert de vente et de consommation de tout ce qui se fume, s’injecte et se renifle.

Car depuis 2021, à la suite d’un vote populaire, la possession de « drogues dures » a été décriminalisée en Oregon. À peu près au moment où le fentanyl commençait à faire des ravages.

Une « énorme erreur », dit maintenant le maire Wheeler, avec à peu près tous les politiciens des deux partis.

En avril, l’Oregon a d’ailleurs carrément annulé cette réforme vantée comme visionnaire il y a trois ans à peine.

Un peu comme deux savants barbouillés sortant d’un laboratoire enfumé après une expérience ratée, le maire Wheeler et la gouverneure Tina Kotek se sont donc présentés devant les journalistes il y a 10 jours, à Portland.

Ils faisaient le bilan le plus optimiste possible des « 90 jours d’état d’urgence pour la crise du fentanyl », déclarés en février. Chaque matin à 8 h pendant ces trois mois, un groupe de travail faisait le point sur les opérations : plus de présence policière « positive », enquête sur les surdoses, nettoyage des graffitis, cliniques mobiles de désintox, meilleur éclairage, enquêtes sur les revendeurs…

Le maire a vanté les meilleures statistiques de criminalité. Les fusillades ont diminué. Les homicides aussi : 73 l’an dernier, comparativement à 97 l’année précédente. Mais on déplorait 36 meurtres en 2019, déjà le plus haut nombre depuis 15 ans.

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La gouverneure de l’Oregon, Tina Kotek, et le maire de Portland, Ted Wheeler, lors d’une conférence de presse en décembre dernier

Cette ville est encore en choc post-traumatique.

L’Oregon, et plus particulièrement Portland, est devenu l’exemple à ne pas suivre un peu partout en Amérique du Nord. À droite, où l’on pense trouver ici la preuve que la décriminalisation des drogues déresponsabilise les individus et conduit directement au chaos social. Et à gauche, où l’on dit que le problème n’est pas la décriminalisation, mais le manque de cohérence des politiques : il ne suffit pas de ne plus envoyer les gens en prison, encore faut-il leur offrir des services.

La décriminalisation n’était pas un projet porté par un parti politique, bien que plusieurs démocrates y étaient favorables. C’était une initiative de la Drug Policy Alliance, un organisme qui dénonce les effets dévastateurs de la « guerre contre la drogue » menée par les Américains depuis des années à coups de milliards, et sans succès. L’organisme, soutenu par George Soros, a obtenu suffisamment de signatures d’une pétition pour faire inscrire la « mesure 110 » sur le bulletin de vote en 2020.

Sur papier, la proposition était séduisante : on ne règle rien en faisant des usagers des criminels, après tout. On utilise les ressources de la police, des tribunaux et des prisons en pure perte. Mieux vaut les diriger vers des services sociaux et des « traitements ». On cite l’exemple du Portugal, où les services sociaux ont bien intégré cette réalité depuis 2001. On prévoyait d’utiliser les profits de la vente de cannabis, légal depuis 2015 ici, pour financer les programmes sociaux.

Ça semblait non seulement empathique, mais autofinancé !

Les électeurs ont voté à 58 % en faveur de la mesure appelée joliment « loi sur la dépendance à la drogue et la guérison ». La simple possession de drogues « dures », jusque-là passible d’une peine de prison de six mois, devenait un délit mineur entraînant une amende de 100 $.

Sauf que les États-Unis ne sont pas le Portugal, et même en Oregon, les soins de santé ne sont pas étatisés. Les services de soutien qui devaient être mis en place ne l’ont pas été, ou du moins pas assez. Et… le fentanyl a aggravé la situation.

Le nombre de morts involontaires dues aux opioïdes est passé de 472 à 1049 entre 2020 et 2023. Le rythme n’a pas ralenti cette année, d’où l’état d’urgence qui s’achève, bien que l’urgence soit toujours présente…

Les partisans de la décriminalisation ont insisté pour dire que l’augmentation des surdoses mortelles – bien réelle – n’avait rien à voir avec la décriminalisation. On voit des courbes de mortalité comparables dans la majorité des grandes villes en Amérique du Nord. Et ce n’est pas l’absence de sanction pénale des consommateurs de drogue qui est la cause de la criminalité, arguent-ils.

Ajoutons que la crise du logement et les évictions, qui ont mené bien des gens à la rue, n’ont pas de lien avec la mesure 110.

Sauf que le spectacle quotidien de la dégradation de Portland, quelle qu’en soit la cause profonde, a fait tourner le vent. La mesure est devenue extrêmement impopulaire.

« Il n’y a aucun doute que la réputation de la ville a été affectée », me dit Tim Knopp, un natif de Portland qui était jusqu’au printemps leader républicain au Sénat de l’Oregon.

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Campements de sans-abri à Portland, en octobre dernier

« Portland était comme une poubelle en feu aux nouvelles nationales, les gens ne veulent plus aller au centre-ville, se font harceler par des gens intoxiqués, les voitures sont défoncées, il y a des vols… Il y a cinq ans, c’était une ville très sécuritaire. C’est bien beau, le traitement sur demande, il faut l’offrir, mais comment penser que des gens qui sont complètement partis vont avoir le jugement pour faire ce choix ? C’est un peu ridicule. L’investissement en santé mentale, nous sommes d’accord, mais il faut un incitatif pénal à suivre des traitements. »

Ce qui passait pour un point de vue conservateur il n’y a pas si longtemps est maintenant le consensus politique dans l’État, où l’annulation pure et simple de la mesure a été adoptée de manière bipartisane.

La « recriminalisation » sera en vigueur en septembre. Mais ce qui saute déjà aux yeux, c’est à quel point les autorités sont dépassées par la crise du fentanyl, légal ou pas. Le niveau de soins médicaux requis est énorme, parce que les ravages sont énormes. Les services sociaux aussi sont débordés.

« S’il y a un lit de traitement ouvert quelque part, je veux le savoir ! » a dit le maire, pour donner l’impression qu’il est à peu près en contrôle de cette ville un peu sonnée, un peu buzzée.