Menaces envers les juges, perte de confiance du public, politisation des tribunaux… Les juges américains vivent des moments difficiles. Et dangereux.

Il y a deux semaines, un juge fraîchement retraité de la Cour d’appel fédérale a publié un ouvrage dans lequel il dit que tout ce en quoi il a cru depuis 40 ans a pris le bord. David Tatel, nommé par Clinton, se targuait d’être ami avec ses collègues nommés par des présidents républicains, et vantait la « collégialité », qui ne consiste pas à faire des barbecues ensemble, mais à discuter civilement entre collègues indépendants et parfois changer d’idée. Le virage récent de la Cour suprême américaine actuelle a achevé de le décourager.

« C’était une chose de devoir suivre des précédents que j’estime erronés, s’ils résultent d’un processus que je respecte. C’en est une autre d’être lié par des décisions d’une institution que je reconnais à peine. »

Comme pour lui donner raison deux semaines en retard, la Cour suprême vient de renier 40 ans de jurisprudence en sapant le pouvoir des agences du gouvernement fédéral, invalidant la « doctrine Chevron ».

Il n’est pas rare de voir les juges de la Cour suprême américaine aux vues opposées échanger les coups, parfois à la limite de l’insulte.

Mais ces derniers temps, ce n’est plus seulement la vigueur des dissidences qui est mise au jour. C’est une sorte de découragement des juges dits « libéraux » devant la réécriture de précédents qu’on croyait solides comme le marbre de l’édifice où ils siègent.

Vendredi, c’était au tour de la juge Elena Kagan, ex-doyenne de la faculté de droit de Harvard nommée à la Cour suprême par Barack Obama en 2010.

Avec les deux autres juges « progressistes », elle a exprimé sa dissidence face à la décision de la majorité de saper le pouvoir des agences du gouvernement fédéral en enterrant la « doctrine Chevron ».

En gros, cette doctrine obligeait les juges à faire preuve de déférence face aux interprétations de la loi faites par les organismes spécialisés – agence antipollution, agence des aliments et drogues, agence réglementant les pêches, etc.

Depuis longtemps, le milieu industriel se plaint de la sévérité de la réglementation et du pouvoir « excessif » des agences gouvernementales. En 1984, la Cour suprême avait statué qu’à moins d’une décision vraiment déraisonnable ou carrément hors cadre, les juges ne devaient pas substituer leur jugement à celui des experts de ces agences. Ils n’avaient pas non plus à choisir une politique plutôt qu’une autre.

L’ironie est que la décision de 1984 avait consterné les écologistes. Ils avaient attaqué une décision de l’agence antipollution, l’estimant trop permissive envers la pétrolière Chevron. La Cour avait énoncé la règle de la retenue et de la modestie judiciaire face à des domaines qu’elle ne connaît pas.

Quarante ans plus tard, dans une affaire touchant les pêcheurs de hareng cette fois, la Cour décide que ce principe ne tient plus. Car la Constitution assigne aux juges et non aux fonctionnaires « le territoire de l’interprétation des lois », affirme le juge en chef John Roberts.

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John Roberts, juge en chef de la Cour suprême des États-Unis

La juge Kagan dénonce non seulement ce point de vue, mais la manœuvre visant à accroître le pouvoir des juges, et à faire fondre celui des agences de réglementation, une vieille marotte du milieu des affaires. Il est permis à la Cour suprême d’effacer ses précédents, mais cela ne doit se faire qu’avec des motifs extrêmement sérieux. Sans quoi les citoyens ne sauraient pas comment se comporter. La stabilité et la certitude juridique sont nécessaires à un État de droit.

Cette décision de la majorité « repose sur du vent », écrit la juge Kagan. Elle est d’autant moins justifiée, écrit-elle, que les élus peuvent toujours préciser le sens d’une loi s’ils la jugent mal interprétée par une agence. Voilà de l’arrogance judiciaire « au carré », écrit-elle, en étant « encore une fois » dissidente.

Ce printemps, c’est sa collègue Sonia Sotomayor qui avouait pleurer seule dans son bureau les jours de décision de la Cour.

L’ex-juge Stephen Breyer, lui, a fait une tournée nationale pour son nouveau livre où il s’en prend à l’approche « textuelle » ou « originaliste » de la Constitution par la majorité, qui retourne sans cesse aux fondements du XVIIIe siècle. Mais pour avoir lu son livre et entendu ses causeries, ses attaques étaient d’une modération… extrême. On sent qu’il se retient dans sa critique, qui au fond est radicale, pour ne pas nuire à la réputation de la Cour.

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La juge conservatrice Amy Coney Barrett

Ce qui ne veut pas dire que les juges s’alignent toujours selon leur camp : la semaine dernière, la juge conservatrice Amy Coney Barrett s’est rangée avec deux juges « libérales », tandis que la progressiste Ketanji Brown Jackson s’est ralliée aux conservateurs dans un des dossiers de l’insurrection du 6-Janvier. La majorité a considéré qu’une loi pénale du Congrès votée dans la foulée du scandale financier d’Enron ne pouvait servir à accuser les insurgés – qui demeurent accusés en vertu du droit criminel ordinaire. Il arrive à la Cour d’être unanime régulièrement.

Sauf que la mise au rancart du droit à l’avortement, l’extension du droit aux armes à feu et les limitations aux pouvoirs réglementaires de l’État marquent un virage conservateur profond de la plus haute cour du pays.

La Cour suprême a toujours été « politique », c’est vrai. Peut-être d’ailleurs les tensions étaient-elles encore plus grandes dans les années 1930, quand elle invalidait systématiquement les lois sociales du président Roosevelt. FDR avait menacé d’augmenter le nombre de juges, ce qui n’est pas prévu dans la Constitution, et de nommer un nouveau juge chaque fois qu’un juge aurait dépassé 70 ans. Mais comme par miracle, un juge a assoupli ses positions, et le projet controversé a été abandonné.

La Cour n’a pas non plus à s’aligner sur les positions du gouvernement du jour. Le hic, c’est que la majorité des Américains doutent maintenant de l’intégrité même de la démarche judiciaire.

Dans un sondage auprès de ses membres, le Collège judiciaire national américain a observé que 9 juges sur 10 croient que l’estime du public est en baisse – une perception en hausse très nette par rapport aux autres années.

Parmi les deux facteurs principaux de cette perception : la politisation de la Cour suprême en particulier et du judiciaire en général. Et les attaques des « leaders nationaux » envers la justice – comprendre ici : Donald Trump.

Le juge Royce Lamberth, nommé par le président Ronald Reagan il y a 37 ans, a dénoncé lors d’une sentence le fait que des élus républicains ont présenté les actes criminels du 6-Janvier comme légitimes. Il s’est dit choqué de voir des élus tenter de récrire l’histoire et présenter l’insurrection du 6-Janvier comme une sorte de débordement sans conséquence.

Il va de soi que cette minimisation d’actes criminels graves a sapé la confiance du public envers les procureurs, les juges et toute l’administration de la justice. Surtout quand Donald Trump parle de « prisonniers politiques », alors que tous ont eu droit à un procès en bonne et due forme – si l’on exclut l’utilisation excessive de la loi Enron.

Le niveau de menaces a atteint des sommets, encouragé par l’atmosphère de banalisation de ces évènements.

Et bien entendu, le fait de voir des élus républicains se présenter au procès criminel de Donald Trump a permis à plusieurs de répéter que l’affaire était politique et que le juge lui-même n’était pas impartial.

Un autre juge nommé par Reagan, puis renommé par George W. Bush, Reggie Walton, a dénoncé le ton des attaques de Trump envers le juge Juan Merchan, et les risques de violence qui pourraient en découler.

Cette exceptionnelle sortie publique est seulement l’écho de l’inquiétude généralisée des juges américains devant les attaques contre l’indépendance judiciaire et les manœuvres politiques concertées contre la crédibilité du système.

Les juges tant conservateurs que progressistes ont beau avoir rejeté en bloc les allégations de fraude électorale en 2020, le mensonge est encore répété, répété, comme si ça n’avait aucune valeur.

Le moral judiciaire est vraiment au plus bas dans la magistrature américaine.

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