Je le sais, c’est fatigant, les gens qui trompettent qu’ils ont eu raison, mais permettez-moi de le faire une fois – juste une fois – au sujet du droit à l’avortement chez nos voisins du Sud.

Il y a deux ans, quand la Cour suprême des États-Unis a décrété que la Constitution américaine ne protégeait pas le droit à l’avortement – contrairement à ce que cette même Cour avait tranché à deux reprises, en 1973 et en 1992 –, j’ai prédit dans une chronique1 que les antiavortements, qui préfèrent s’appeler les « pro-vie », risquaient de se tirer dans le pied.

J’ai suggéré qu’au lieu de limiter le nombre d’avortements et de susciter la naissance de beaux bébés en santé comme ils le prétendent, ils verraient plutôt croître le nombre d’avortements.

  • Face-à-face entre un manifestant antiavortement (à gauche) et un manifestant pro-choix

    PHOTO MARK SCHIEFELBEIN, ASSOCIATED PRESS

    Face-à-face entre un manifestant antiavortement (à gauche) et un manifestant pro-choix

  • La police a dû intervenir pour séparer les deux camps.

    PHOTO NATHAN HOWARD, REUTERS

    La police a dû intervenir pour séparer les deux camps.

  • Les manifestants étaient nombreux à avoir préparé des pancartes et des banderoles, comme celle-ci, sur laquelle on peut lire « Séparation entre l’Église et la Cour suprême ».

    PHOTO ALEX BRANDON, ASSOCIATED PRESS

    Les manifestants étaient nombreux à avoir préparé des pancartes et des banderoles, comme celle-ci, sur laquelle on peut lire « Séparation entre l’Église et la Cour suprême ».

  • Certains manifestants n’ont pas hésité à comparer une interruption volontaire de grossesse avec le Ku Klux Klan ou le régime nazi, comme le montre la pancarte de cette militante antiavortement.

    PHOTO NATHAN HOWARD, REUTERS

    Certains manifestants n’ont pas hésité à comparer une interruption volontaire de grossesse avec le Ku Klux Klan ou le régime nazi, comme le montre la pancarte de cette militante antiavortement.

  • La présidente de l’Organisation nationale pour les femmes, Christian F. Nunes, a livré une allocution à l’occasion du regroupement pro-choix.

    PHOTO MARK SCHIEFELBEIN, ASSOCIATED PRESS

    La présidente de l’Organisation nationale pour les femmes, Christian F. Nunes, a livré une allocution à l’occasion du regroupement pro-choix.

  • De nombreux manifestants antiavortements montraient des signes en appui au candidat républicain Donald Trump, comme la casquette « Make America Great Again ».

    PHOTO NATHAN HOWARD, REUTERS

    De nombreux manifestants antiavortements montraient des signes en appui au candidat républicain Donald Trump, comme la casquette « Make America Great Again ».

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Et aujourd’hui, force est d’admettre que la prévision était juste. On sait maintenant que le taux d’avortement aux États-Unis a augmenté en 2023, la première année complète après la décision rendue par la cour majoritairement conservatrice dans l’affaire Dobbs c. Jackson Women’s Health Organization.

En fait, en dépassant le million d’avortements en 2023, les États-Unis ont connu leur plus grand nombre d’interruptions volontaires de grossesse en 10 ans, estime l’Institut Guttmacher, établi à New York et à Washington, qui compile les statistiques du système de santé américain tous les ans. La même année, le taux de fertilité américain a aussi atteint un plancher historique. Tiens, tiens.

Il ne fallait pas chercher trop loin pour faire une telle prédiction. C’est la science qui le dit. Quelques mois avant que la Cour suprême rende sa décision qui va à l’encontre de l’opinion des deux tiers des Américains, une étude de l’Organisation mondiale de la santé en collaboration avec l’Institut Guttmacher a conclu que parmi les pays riches, ceux qui mettent des bâtons dans les roues du droit à l’avortement ont les taux d’avortement les plus élevés.

Pourquoi ? Les explications sont multiples, mais en général, on estime que plus les femmes ont de contrôle sur leur vie reproductive – et ça comprend autant l’accès à la contraception et à des soins de santé adéquats qu’à l’avortement –, moins elles ont de grossesses non désirées. Donc, moins d’avortements.

Il faudra bien sûr surveiller la tendance sur plusieurs années pour voir si elle se confirme, mais c’est mal parti pour le camp anti-choix.

Pourtant, les forces conservatrices du pays n’ont pas lésiné sur les moyens pour rendre difficile la vie des femmes qui veulent interrompre une grossesse.

En tout, 14 États ont déjà interdit les avortements dans presque tous les cas, et sept autres ont restreint ce droit depuis le renversement de Roe c. Wade. On parle donc de 21 États sur 50 où ce droit a régressé depuis le 24 juin 2022.

Certains États, comme le Texas, sont allés jusqu’à adopter des lois qui permettent de poursuivre en justice les gens – conjoints, amis et autres proches – qui aident une femme enceinte qui vit dans un État restrictif à obtenir un avortement, soit en l’accompagnant dans un autre État, soit en l’aidant à se procurer le cocktail de médicaments qui permet de mettre fin à une grossesse de moins de 10 semaines.

Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’un des effets des règles draconiennes adoptées par ces États conservateurs a été la hausse marquée de l’utilisation dudit médicament, la mifépristone – connu aussi sous le nom de RU-486 – pour induire des avortements médicaux. La fin de la grossesse a ainsi lieu à la maison, loin des manifestations anti-choix.

En 2023, la mifépristone ou l’équivalent était impliqué dans 63 % des avortements aux États-Unis. Une hausse de 50 % depuis 2020 !

Un groupe de médecins antiavortements, l’Alliance pour la médecine hippocratique, s’est donc adressé à la justice pour faire disparaître la mifépristone du marché, mais vient d’être débouté devant la Cour suprême.

Dans leur jugement unanime du 13 juin, les magistrats ne tranchent pas en faveur de la drogue abortive, mais estiment que c’est aux autorités compétentes en matière de médicaments, soit la Food and Drug Administration, la Maison-Blanche et le Congrès, que les médecins antiavortements doivent s’adresser pour faire changer les règles. En d’autres termes, ils s’en lavent les mains.

« Ce n’est pas une victoire pour les pro-choix. Ou c’est une victoire en sourdine qui ne durera pas », estime Melissa Murray, professeure de droit à l’Université de New York, dans un balado que l’animateur du Daily Show, Jon Stewart, a consacré à la question de l’avortement, la semaine dernière. « C’est surtout une victoire pour la Cour qui a l’air modérée. » La même cour qui a renversé Roe c. Wade, rappelons-le.

En cette année d’élection, où le droit à l’avortement est un des chevaux de bataille des démocrates et des forces progressistes du pays, toutes les victoires, même les plus cosmétiques, comptent.

La mifépristone, elle, n’en sort pas plus protégée. Elle n’est déjà pas accessible légalement dans 14 États, et 3 États ont déjà annoncé des procédures judiciaires pour s’y attaquer davantage. Et c’est sans compter les centaines d’autres mesures à l’étude dans diverses législatures d’État pour continuer à grappiller les droits reproductifs des femmes américaines.

Voilà beaucoup d’efforts acharnés qui ont eu pour effet de compliquer la vie de 170 000 femmes américaines qui, en 2023 seulement, ont eu à quitter leur État pour recevoir les soins désirés. Et tout ça, pour arriver au contraire de l’effet escompté. Clap. Clap.

1. Lisez la chronique « La véritable cible »