(Washington) Derrière moi, le visiteur parle à sa femme, mais assez fort pour que tout le monde autour entende.

« Tous les Blancs ici portent une part de responsabilité. Tout ça, ça existe encore ! »

C’était au mois de mars, à ma première visite au Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaine, le dernier-né (2016) et sans doute un des plus remarquables de la Smithsonian Institution, qui gère 21 musées gratuits dans la capitale américaine.

La visite commence dans le sous-sol, avec l’histoire de l’esclavage. L’architecture même de ce passage vous comprime insensiblement pendant que vous voyez les images des bateaux où l’on couchait, enchaînés, des Africains capturés pour être vendus en Amérique. Avec un faible taux de survie très souvent.

La fameuse « porte du non-retour » de l’île de Gorée, au Sénégal, n’était qu’un point de départ parmi des dizaines d’autres le long de la côte atlantique pour les captifs envoyés vers les plantations du Brésil (5,8 millions d’Africains y ont été vendus), des Caraïbes, des États-Unis (3,3 millions)…

Je me suis approché du visiteur en colère. Il a cru devoir s’excuser.

« Je suis désolé si je vous ai insulté, monsieur, je me suis emporté… 

— Il n’y a vraiment pas de quoi, monsieur, tout ceci est bouleversant. »

C’est comme si mon accent avait décontracté l’atmosphère, me dédouanant d’une culpabilité historique symbolique par association du Blanc américain. Je ne suis pas entré dans les subtilités de l’histoire de l’esclavage en Nouvelle-France, me contentant d’être une sorte de Suisse-observateur-neutre.

J’y suis retourné cette semaine, pendant « Juneteenth ». Juneteenth : contraction de June et de nineteenth, commémore la fin de l’esclavage aux États-Unis, en 1865. C’est le 19 juin de cette année-là que l’émancipation a été annoncée au Texas, après les autres États confédérés. La commémoration de la libération existe depuis le XIXe siècle dans les communautés noires. Mais depuis 2021, la célébration est un jour de congé fédéral officiel.

Un peu comme ce jeune musée, dont l’idée remonte à 100 ans, Juneteenth vise à faire entrer à part entière, dans la lumière de l’histoire nationale, le récit encombrant de l’esclavage et du racisme.

L’idée des architectes (Freelon, Adjaye et Bond) et des concepteurs consistait à construire le récit de l’esclavage non pas en termes généraux, mais à la première personne, à travers quelques histoires intimes. Quelques objets. Une case où vivaient 12 personnes. Des entraves rouillées. Le petit mouchoir brodé de l’abolitionniste Harriet Tubman.

Des corridors étroits, on débouche sur une immense salle. On respire mieux. On peut lire la Déclaration d’indépendance de 1776, acte fondateur du pays, que des générations d’Américains ont apprise par cœur.

Nous tenons pour évidentes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés…

Lire et peser chacun de ces mots dans l’œil afro-américain leur donne une autre dimension. Car évidemment, ces droits « inaliénables » pour « tous les hommes », nés pour être « libres », ne concernaient pas les millions d’entre eux qui ne le seront que 89 ans après l’indépendance.

Ces mots révolutionnaires, grandioses, sont écrits de la main de Thomas Jefferson, homme éclairé s’il en fut… mais propriétaire de 607 personnes en Virginie. Il n’en a pas affranchi 12 de toute sa vie. Père de six enfants de Sally Hemings, sa bonne et juridiquement sa chose. Il ne les a jamais reconnus. Le fait a longtemps été nié par l’histoire officielle, jusqu’à ce que des tests d’ADN en fassent la preuve, il y a 26 ans seulement. Ce genre de « détail » historique fait encore trop désordre pour certains.

PHOTO LEXEY SWALL, ARCHIVES NEW YORK TIMES

Une statue de Thomas Jefferson posée devant une pile de briques portant les noms de personnes lui ayant appartenu, au Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaine

« Un visiteur (blanc) m’a déjà dit : “C’est impossible, Jefferson n’aurait jamais couché avec une femme noire” », me dit la guide afro-américaine, encore estomaquée des années plus tard de s’être fait dire ça en pleine face.

Il faut parfois gérer les émotions des visiteurs.

« J’ai vu toutes sortes de réactions au fil des ans : des gens sont en colère, d’autres pleurent, certains ne peuvent pas le prendre, mais la plupart sont simplement attentifs et concentrés », me dit la guide.

C’est pourquoi on a emménagé une cour intérieure « contemplative ».

C’est là, devant le puits de lumière et la chute d’eau, que se tenaient les Nellums, une famille du Texas.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Audrey, Jordan et Troy Nellums

« Ma mère avait besoin de se recueillir au calme », me dit Jordan, 24 ans, diplômé de l’Université du Texas et de Texas A&M. Il en était à sa dixième visite. Il habite maintenant Washington et travaille pour la Century Foundation, un think tank progressiste (grosse industrie à D.C., les think tanks).

On a beau « savoir », c’est une autre chose que de se plonger comme témoin, j’allais dire personnellement, dans ces siècles de servitude qui ont une résonance encore aujourd’hui.

« Je voulais pleurer, je voulais crier, dit sa mère, Audrey Nellums, qui connaît très bien l’histoire. Juste à cause de la couleur de leur peau, des gens comme moi ont été vendus comme des objets. Comment est-ce possible ? Au moins, je me réconforte en pensant que des gens qui avaient votre couleur de peau ont marché à nos côtés pour nos droits…

« Mon arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère était en esclavage au Texas. Son histoire nous a été transmise de génération en génération. Ma grand-mère ne l’était pas, mais elle me disait qu’elle mangeait ce qui tombait sous la table dans la maison des Blancs où elle travaillait. Des gens très gentils, cela dit… »

La femme de 58 ans s’est recueillie quelques instants au son apaisant de la chute. Elle a lancé une pièce dans la fontaine.

« Il ne faut pas en rester là. Il faut monter aux étages supérieurs, pour voir le chemin parcouru, et celui qui reste à faire », dit Troy, son mari.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Des étudiantes improvisent une danse dans le hall du musée.

Les étages supérieurs, lumineux, sont consacrés à la culture afro-américaine, musique, arts visuels, littérature.

Une série de grandes danses improvisées avaient lieu dans le hall, mercredi. Les visiteurs se mêlaient et se joignaient aux chorégraphies approximatives, comme une méditation joyeuse avec les jambes.

Il faut se souvenir, il faut regarder le passé en face, mais c’est jour de fête, aujourd’hui, c’est la fête de la liberté.