(Washington) Le gouvernement a le droit d’interdire à un conjoint violent de posséder une arme, a reconnu vendredi la Cour suprême des États-Unis.

À première vue, ce n’est que bon sens et sécurité publique élémentaire. Ce genre de question ne fait débat dans à peu près aucune démocratie constitutionnelle.

Mais nous sommes aux États-Unis et les juges américains ont étiré le droit aux armes à feu jusqu’à l’extrême. On est donc presque surpris d’une décision aussi modérée. Rendue presque à l’unanimité (huit juges contre un) dans cette cour si divisée idéologiquement.

Quand on y regarde de plus près, on voit par contre s’étaler devant nos yeux toute la folie du droit américain autour du contrôle des armes à feu. C’est d’ailleurs exactement le mot utilisé par la juge benjamine de la Cour, Ketanji Brown Jackson : la « folie » du précédent de 2022 dans l’affaire Bruen, qui a invalidé une vieille loi de l’État de New York obligeant l’obtention d’un permis pour le port d’une arme à feu.

Depuis, pour décider si une loi concernant le contrôle des armes à feu est valide, les juges doivent se demander si elle est conforme à « l’histoire et la tradition » du pays en la matière. On se demandera si, au XVIIIe siècle, il existait une restriction similaire. On plongera en profondeur dans les annales législatives pour trouver des règlements comparables.

Autrement dit, à notre époque où il y a plus d’armes à feu que de citoyens aux États-Unis, et où elles sont plus puissantes que jamais, on cherche des précédents dans des lois du temps où il fallait recharger son mousquet en poussant la poudre au fond du canon.

C’est en effet assez fou, et les juges des cours inférieures sont vaguement désespérés lorsque vient le temps de trouver la bonne méthode d’analyse.

Dans le cas décidé vendredi, un homme était soumis à une ordonnance l’empêchant d’entrer en contact avec son ex-conjointe, qu’il avait menacée et agressée. Les policiers ont saisi toutes ses armes, sans attendre un procès criminel, comme la loi le permet.

Le juge en chef John Roberts s’est donc demandé si, au moment de rédiger le deuxième amendement, en 1791, les auteurs de la Constitution avaient déjà en tête des règlements similaires pour désarmer les gens dangereux.

Il en arrive à la conclusion que oui, en citant plusieurs lois anglaises et américaines. Aucune de ces lois pourtant ne concerne la violence conjugale. Ce serait d’ailleurs un anachronisme. C’est plutôt le mari qui était protégé par la loi.

On voit donc les limites de cette analyse « historique » et de la « tradition » des lois.

« Dans quelle ère, ou quelles ères, faut-il puiser les exemples historiques ? », demande la juge Jackson. « Combien de précédents analogues faut-il pour établir une “tradition” ? Qui ces lois servaient-elles à protéger ? Notre Cour devrait être consciente que dans la vraie vie, les législateurs sont perdus quand vient le temps de faire des lois qui respectent le deuxième amendement. »

La preuve en est que quatre des six juges conservateurs de la Cour ont cru devoir rédiger leur propre opinion pour justifier leur appui à la validité de cette loi !

Le juge le plus conservateur de la Cour n’est pas un de ceux nommés par Donald Trump. C’est Clarence Thomas (peut-être à égalité avec Samuel Alito). Il est le seul dissident dans ce jugement et aurait déclaré inconstitutionnelle cette interdiction de posséder une arme pour un conjoint violent.

PHOTO J. SCOTT APPLEWHITE, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le juge de la Cour suprême Clarence Thomas

D’abord, pour le juge Thomas, il est inconcevable qu’on enlève l’arme d’une personne qui n’a même pas été déclarée coupable d’un crime. Surtout, le gouvernement n’a pas prouvé que sa loi « est conforme à la tradition historique qui trace les contours du droit de porter une arme ».

En pure logique, il n’a pas tort. Je veux dire : il est cohérent avec le virage pro-armes à feu de cette cour. Si le test consiste à vérifier la « tradition » en se référant à des lois adoptées il y a 250 ans, il est normal qu’il ne trouve pas de loi vraiment semblable au temps des Pères fondateurs…

Tout aussi logiquement, il peut avancer de manière alarmiste que cette décision « met en péril le deuxième amendement et plusieurs autres ».

La décision rendue une semaine plus tôt par cette même cour est sans doute encore plus cinglée, du moins quant à son résultat net : permettre l’utilisation d’un accessoire qui transforme de facto les armes « semi-automatiques » en mitraillettes.

Le dispositif appelé bump stock est devenu illégal après le massacre de Las Vegas, en 2017. Un homme, du haut de sa chambre d’hôtel, avait tué 58 personnes et en avait blessé plus de 500 en utilisant ce genre de gadget dont était équipée son arme « légale ».

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Enquêteurs sur le site de la tuerie du 1er octobre 2017 à Las Vegas, deux jours après l’évènement

Depuis 1934, les mitraillettes sont illégales aux États-Unis. Une mitraillette est définie comme une arme qui peut tirer « automatiquement plus d’un coup, sans recharge manuelle, par une simple activation de la détente ». Une arme semi-automatique, comme le très populaire AR-15, ne tire qu’un coup à la fois. Une personne ordinaire peut quand même facilement tirer 60 coups par minute, et un tireur « sportif » trois coups à la seconde, soit 180 par minute.

Avec une arme équipée d’un bump stock, un tireur peut atteindre 400 à 800 balles par minute. Le Bureau of Alcohol, Tobacco, Firearms and Explosives a déterminé après la tuerie de Las Vegas qu’un tel accessoire transformait de facto une arme semi-automatique en arme automatique, donc en « mitraillette » (machinegun, selon le terme de la législation de 1934). Une décision prise durant le mandat de Donald Trump, avec laquelle même la jusqu’au-boutiste National Rifle Association était d’accord à l’époque.

PHOTO GEORGE FREY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Dispositif bump stock (à droite), utilisé pour transformer une arme semi-automatique en arme automatique

Les trois juges progressistes ont écrit qu’évidemment, un dispositif qui permet de tirer des centaines de fois sans avoir à faire un mouvement du doigt fait de l’arme qu’il équipe un machinegun.

Mais non, a répliqué le juge Thomas, au nom des six juges conservateurs. Le magistrat s’est lancé dans une longue explication technique, six illustrations à l’appui, pour montrer que le bump stock ne permet pas de tirer « automatiquement », mais seulement plus vite.

Je n’entre pas dans les détails techniques, mais en gros, pour que le mécanisme fonctionne, il faut jouer des deux bras en ajustant la pression de l’arme sur l’épaule. Le recul de l’arme fait tirer les balles sans qu’on ait besoin de bouger le doigt. MAIS – c’est un gros mais pour le juge Thomas – il y a un autre mouvement du bras. Ça ne change pas la nature de l’arme, ça la rend seulement plus performante, comme si un tireur l’utilisait « à la vitesse de l’éclair », écrit-il.

L’argument historique est incontournable, indissociable de ce débat américain. Le juge en chef Roberts écrit que « l’étincelle qui a déclenché la Révolution » est ce moment où un gouverneur britannique a envoyé les troupes coloniales saisir les armes des fermiers au Massachusetts. Il cite également la nécessité pour les Afro-Américains de se protéger avec des armes contre les États esclavagistes après la guerre civile. L’idée de l’autodéfense par les armes est centrale à tout cet échafaudage juridique autour du droit fondamental de porter une arme.

Le droit de détenir une arme à feu « n’est pas illimité », écrit le juge en chef, mais il est « un des droits fondamentaux nécessaires à notre système de liberté ordonnée ».

La juge Sonia Sotomayor écrit dans le cadre de cette affaire de mitraillette que la cause est pourtant très simple. Une arme semi-automatique devient une mitraillette avec ce dispositif parce qu’on « peut tirer de manière continue sans autre intervention humaine que de maintenir la pression vers l’avant ». À la fin, « ce qui compte, c’est l’action du tireur, par le mécanisme intérieur par lequel il parvient à tirer en continu ».

En empêchant l’interdiction de ces accessoires, on contourne par des subtilités techniques une interdiction qui tombe sous le sens, écrit-elle. Et on prépare le terrain pour d’autres évènements meurtriers.

À cela, la majorité conservatrice réplique que le Congrès n’a qu’à voter une loi pour mieux définir les « mitraillettes ». Mais l’émotion qui a suivi le massacre de Las Vegas est maintenant évaporée. Et les républicains comme la NRA, hier encore favorables à cette restriction, disent qu’il n’est pas question de légiférer là-dessus. Qui dit de toute manière que cette cour validerait une telle loi…

« Il y a des jours où j’arrive à mon bureau de la Cour suprême, quand un de nos jugements est rendu public, et où je ferme la porte et je pleure », confiait la juge Sotomayor devant un auditoire à Harvard ce printemps.

« Il y a eu de ces jours. Et il y en aura probablement d’autres. »