Le Kentucky rural a été l’épicentre de la crise des opioïdes
aux États-Unis. Voici l’histoire d’une femme et d’un ex-mineur de charbon devenu gynécologue, qui a combattu ses propres préjugés pour soigner des patientes dont personne ne voulait.

(London, Kentucky) Jusqu’au sixième mois, Eva Bennett avait pu cacher sa grossesse. Elle avait eu un garçon deux ans plus tôt et son mari l’avait prévenue : « Si tu es enceinte, je t’assomme dans l’escalier. »

Dans ce temps-là, le couple était gelé sur l’oxycodone 24/7. « C’était une arnaque permanente. On trouvait quelqu’un pour se faire prescrire des opioïdes. On roulait jusqu’en Géorgie ou en Floride [dont les systèmes ne sont pas connectés avec celui du Kentucky]. Le gars disait qu’il avait mal, le médecin lui prescrivait des pilules. J’allais avec le gars dans le bureau du médecin, je disais que j’étais la cousine et que je le soutenais psychologiquement. Je voulais juste être certaine qu’on aurait toute la prescription, et ensuite à la pharmacie, tout ça… Toute l’opération pouvait coûter 600, 700 $. »

À la même époque, une de ses amies était enceinte aussi et voulait se faire avorter. « Elle avait couché avec son beau-frère, et elle avait peur que son mari l’apprenne. Après, on a appris que le gars était vasectomisé, donc finalement le père était son mari, mais bref, on est allées au Tennessee pour l’avortement. »

Avant 2022, l’avortement n’avait pas été recriminalisé au Kentucky. Mais même légal, il n’y avait qu’une clinique dans l’État, et encore, bonne chance pour s'y rendre sans se faire intimider dans le stationnement.

PHOTO LUKE SHARRETT, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Deux manifestants devant une clinique d'avortement à Louisville, au Kentucky, en 2017

En 2022, la Cour suprême a annulé la décision Roe c. Wade, qui avait rendu l’avortement légal en 1973. Mais même avant, un médecin m’a confié que des collègues canadiens ayant déjà pratiqué des avortements refusaient de donner la pilule abortive, de peur de se voir intimidés ou agressés par les manifestants « pro-vie ».

Les législateurs républicains ont recréé le crime d’avortement au Kentucky il y a deux ans. Ils ont ensuite tenté de modifier la Constitution de l’État pour y inscrire ce crime, mais, dans un référendum, la population de cet État parmi les plus conservateurs a rejeté la proposition.

PHOTO GRACE RAMEY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Manifestation pro-choix à Bowling Green, au Kentucky, en juin 2022

Eva est donc à Nashville avec son amie, les deux enceintes, en route vers une clinique – le Tennessee n’avait pas non plus encore recriminalisé l’avortement à l’époque.

« On a fait trois cliniques, on avait peur d’entrer, partout tu es attendue par des manifestants qui crient, il y en a qui lançaient des paintballs sur la voiture, toute l’affaire… À l’intérieur, mon amie a dû dire qu’elle avait été violée, elle a inventé toute une histoire, yadiyadiyada… Moi, j’ai gardé le bébé, je ne pouvais pas. »

C’était au rythme de 8-10 pilules d’oxycodone par jour qu’elle se dopait. « 800 mg… C’est énorme. Quand le DBrent a fait une prise de sang, il se demandait comment je pouvais ne pas être dans le coma, il n’avait jamais vu ça. »

Mais avant d’arriver au Dr Brent, il lui a fallu descendre encore la spirale. Elle qui avait réussi à garder un job d’entrée de données tout ce temps était presque à la rue. L’électricité avait été coupée. Elle avait sous-loué son appartement à une amie. Le copain de cette amie y a été arrêté pour un meurtre.

« J’avais des poux plein la tête. »

Elle passe une main dans ses longs cheveux, sur le balcon de la coquette maison de sa belle-mère, où elle vit maintenant, à London, petite ville de 8000 âmes.

« Ma mère s’est installée au soleil, elle a mis 16 heures à les enlever… C’est ça qui a été la dernière goutte. »

Le Dr Brent m’a sauvé la vie. C’était la première fois qu’on me traitait comme une personne, pas comme une toxicomane…

Eva Bennett

Elle pleure.

« Excusez-moi, je ne pleure jamais, je suis une bad bitch, vous savez. » Le rire se mêle aux larmes de la femme de 41 ans.

Brent Barton travaillait dans une mine de charbon, comme son père et comme ses grands-pères. Il allait y faire carrière, mais son père l’a convaincu de faire ce dont il avait lui-même rêvé avant d’être mobilisé pour faire la guerre au Viêtnam : étudier en médecine.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Le Dr Brent Barton

Brent se destinait à une pratique classique de gynécologie ici à London, pas loin d’où il a grandi dans les Appalaches. C’était avant l’ère OxyContin…

La région sud-est du Kentucky et la Virginie-Occidentale sont parmi les plus pauvres des États-Unis. Les gens de cette région de collines, adossée à la forêt nationale Daniel Boone, ont le plus haut taux d’invalidité au pays. Comme par hasard, c’est ici que l’épidémie d’intoxications et de surdoses aux opioïdes a frappé le plus fort au début des années 2010. C’est le « ground zero », et « de loin l’enjeu public le plus grave » auquel a fait face le représentant républicain local Hal Rogers, 86 ans, qui siège au Congrès des États-Unis depuis 45 ans.

En 2010, la clinique de sages-femmes qui s’occupait des mères toxicomanes a fermé et les femmes enceintes dépendantes aux opioïdes se sont mises à déferler à l’hôpital.

« Personne ne voulait ces patientes. C’est un paquet de trouble, elles vous mentent, vous manipulent pour avoir des médicaments, etc. »

Lui-même n’était pas trop chaud. Jusqu’à ce qu’un soir, autour d’un bourbon, un jeune interne français finisse par le convaincre que la dépendance est une maladie, pas un choix moral répréhensible.

« La plupart des infirmières refusaient de s’occuper d’elles. Elles ne les voulaient pas dans la salle d’attente avec les autres patientes. J’utilise l’exemple du racisme : c’est une discrimination envers un groupe basée sur des préjugés. Les gens ne sont pas accros à la coke ou à l’héroïne, ici, mais aux antidouleurs. Souvent, ç’a commencé après un accident de voiture. Ou juste parce qu’on leur en a offert un jour. »

Le but n’est pas de « réhabiliter » la mère. Elles ont toutes plus ou moins été en désintox, toutes rechuté. Le but est de réduire les doses, de substituer les drogues les plus nocives, et de sauver tant la mère que le bébé.

La Drug Enforcement Administration (DEA) surveille tout programme de prescription massive de drogues.

« Quand j’ai commencé, j’ai dit aux gens de la DEA : “Je pense que je peux rendre 10 % des femmes sobres.” L’agent m’a dit : “Si tu peux faire ça, tu feras une grosse différence. Mais tu seras chanceux si tu atteins 1 %.” J’ai traité probablement des centaines de femmes et 1 % d'entre elles ont été capables de cesser de consommer complètement ; 99 % des gens rechutent. Je ne mesure pas mon succès comme ça.

« Mon succès, c’est la stabilité de la mère, parce que les bébés vont mieux si la mère est stable. Imagine faire un jardin, et il fait 40 degrés un jour, et 5 degrés avec du vent le lendemain, c’est très difficile, il faut un minimum d’homéostasie pour élever un bébé. »

Le protocole de sa clinique a fait école dans plusieurs autres États.

Eva est passée par le sevrage. Sa fille aussi, à sa naissance. Elle a remplacé l’OxyContin par du Suboxone (mélange de buprénorphine et de naloxone, moins dangereux pour le fœtus). De quatre comprimés par jour, elle est passée à 0,75. Elle est fière. Treize ans après l’accouchement, le DBarton la traite encore.

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Eva Bennett

La plupart des patientes sont sur « Medicaid », qui donne accès aux soins aux plus démunis. Pas Eva, qui a retrouvé du boulot. « Obamacare » a aidé des millions d’Américains à obtenir des soins de santé, mais dès qu’on gagne un peu d’argent, on est exclu. Eva a une assurance à son travail, mais la franchise est de 5000 $. « Je paye comptant mes visites. Je gagne 11 $ l’heure, mais je fais beaucoup de temps sup… Pour être admissible, ils m’ont dit que c’était maximum 9,50 $ dans le temps. »

« Le Dr Brent m’a dit un jour qu’il avait dû accoucher deux bébés morts parce que la mère avait continué à fumer des opioïdes. “J’aime pas me lever la nuit pour accoucher, mais encore moins un bébé mort. Et comme ces femmes s’en foutent, ça ne me donne pas envie de prendre soin d’elles non plus. Mais quand je pense à toi, Eva, et à toutes ces années où tu as essayé, ça me redonne envie.”

« Des fois, je merde et je lui dis : “J’ai merdé, tu sais ?” Il ne me juge pas. Tout le monde te juge. Je me suis fait arracher les 32 dents, et quand le dentiste a vu que j’étais sur le Suboxone, il a refusé de me donner des antidouleurs. Tu sais ce que ça fait, 32 dents qu’on t’arrache ? »

Lors d’une visite quand sa fille était un nourrisson, le DBarton a constaté que le bébé, qu’elle allaitait, avait perdu du poids.

« Je lui ai dit que j’avais moins faim parce que j’avais arrêté de fumer du pot. Sinon, les services sociaux allaient m’enlever les enfants. Il a dit : “Je vais m’en occuper, des services sociaux, moi.” Quand le bébé a eu un test positif au pot, il leur a dit que c’était sa décision. »

Les enfants ont tout de même été placés chez sa sœur quelques années plus tard.

« Ma sœur est plus vieille, elle a fait 10 fausses couches, et quand on était petites, je lui disais : “T’en fais pas, je te ferai plein de bébés…” Je ne pensais pas que ça se passerait comme ça. Je les vois souvent, ils vont bien, mon fils a des difficultés, mais ma sœur lui fait l’école à la maison. Ma fille, elle bouge beaucoup, elle parle avec ses mains, comme moi… J’étais faite pour avoir des bébés, je suis comme les pionnières, c’est rien pour moi. »

« On a un truc avec les oiseaux, le DBrent et moi. Il m’a mis sur cette application, Merlin. Chaque fois qu’il voit un hibou, parce que je suis folle des hiboux, il m’écrit. Un jour, j’avais arrêté ma voiture pour regarder un chevreuil, et en plein jour, un hibou est arrivé. Et un deuxième. Un grand-duc. Il avait les plus belles plumes que j'aie vues de ma vie. Il m’a dit : “Va vite chez toi, enregistre tout ce que tu as vu !” Je l’ai fait, je fais tout ce qu’il me dit.

« Il me dit souvent : “Je ne pourrais pas écrire mon histoire sans toi dedans.” Moi non plus. »