Dix militaires ayant commis de nombreux viols dans une région du sud du Pérou où ils étaient déployés pour lutter contre la guérilla maoïste du Sentier lumineux ont été condamnés cette semaine pour crimes contre l’humanité, 40 ans après les faits.

Ce qu’il faut savoir

Un tribunal péruvien a reconnu coupables de crimes contre l’humanité des soldats ayant commis une série de viols dans une région du sud du pays entre 1984 et 1994.

De nombreux crimes sexuels ont été commis à l’époque par les forces de sécurité qui étaient engagées dans un conflit avec la guérilla maoïste du Sentier lumineux.

Le verdict du tribunal marque un pas important dans la lutte contre l’impunité, mais risque de susciter de fortes résistances de l’élite conservatrice.

Le juge, Marco Angulo, a indiqué selon l’Associated Press que la condamnation visait à envoyer le message que « les droits fondamentaux des personnes doivent être respectés même dans les crises les plus graves que peut vivre la nation ».

Pascha Bueno-Hansen, une politologue de l’Université du Delaware ayant assisté à la collecte des témoignages de certaines victimes au milieu des années 2000, a indiqué vendredi que la décision était « historique » et créait un précédent susceptible d’avoir un large écho en Amérique latine.

PHOTO CRIS BOURONCLE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Les victimes se sont battues pendant des décennies pour obtenir justice.

Il s’agit d’abord, a-t-elle souligné, de la victoire d’un groupe de femmes « incroyablement courageuses » qui se sont battues pour obtenir justice et rompre l’impunité quasi complète dont les militaires du pays ont longtemps bénéficié en matière de crimes sexuels.

« Il a fallu 20 ans pour qu’elles parlent de ce qui leur était arrivé à l’extérieur de leur communauté et 20 ans de plus pour que les condamnations surviennent. Une des victimes est morte avant que le processus aboutisse », a noté Mme Bueno-Hansen.

Violence sexuelle « systémique »

Les victimes des viols, survenus entre 1984 et 1994, étaient des adolescentes d’origine autochtone vivant en milieu rural dans la région de Huancavelica, l’une des plus pauvres du Pérou. Plusieurs se sont retrouvées enceintes.

Une base militaire avait été installée au début de la période près des villes de Manta et de Vilca dans le cadre de la guerre menée contre le Sentier lumineux, qui a fait près de 70 000 victimes en 20 ans.

Les militaires, chargés en théorie de protéger la population, arrêtaient régulièrement des résidants de la région pour les détenir et les torturer sous prétexte de déceler les sympathisants maoïstes et les faire parler.

PHOTO JUSTICE PÉRUVIENNE, FOURNIE PAR L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Les femmes ont apporté avec elles une photo de Marilia, une des victimes, décédée au printemps dernier avant la fin du procès.

Les femmes appréhendées dans ce contexte étaient souvent détenues en isolement et violées, parfois à répétition, sur des périodes de plusieurs jours.

Des violences sexuelles survenaient également lors d’opérations militaires ponctuelles qui ont tourné à plusieurs reprises au massacre.

La violence sexuelle était utilisée de manière systématique dans le but de soutenir un objectif plus général qui était de dominer et de terroriser la population.

Pascha Bueno-Hansen, politologue de l’Université du Delaware

Des soldats agissaient aussi à leur propre initiative « parce qu’ils savaient qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient à n’importe qui et s’en tirer sans représailles », souligne-t-elle.

Des accusations rejetées

Les viols ont longtemps été niés par les forces militaires, qui opéraient sur fond d’état d’urgence dans un contexte de non-droit où toute dénonciation était susceptible de mener à des menaces et même à de nouveaux abus contre les plaignants et leurs proches.

Un rapport de Human Rights Watch produit en 1992, en pleine guerre civile, avait relaté les propos d’un militaire de haut rang qui rejetait les accusations de viol comme l’invention de femmes « subversives » cherchant à nuire à l’image des militaires.

Il avait défendu les soldats responsables de « rares » agressions en relevant qu’ils vivaient « loin de leurs familles » et « subissaient beaucoup de stress en raison de la nature du combat ».

PHOTO MARTIN MEJIA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

L’ancien président Alberto Fujimori, emprisonné, assiste à son audience dans une base de la police en périphérie de Lima, en 2013.

Ce n’est qu’après le départ du président Alberto Fujimori, qui a fui le pays en 2000, et la mise sur pied d’une commission de vérité et de réconciliation que l’étendue des violences sexuelles a pu être documentée.

L’organisation a conclu que près de 85 % des milliers de viols recensés durant leurs recherches étaient imputables aux forces de sécurité. Le Sentier lumineux utilisait parfois aussi le viol, principalement pour intimider ou punir des activistes qui s’opposaient à son implantation dans leur communauté.

L’influence d’une « élite de droite »

La stigmatisation liée au viol dans la société péruvienne a compliqué la collecte de témoignages par les responsables de la commission, qui indiquaient dans leurs conclusions n’avoir trouvé « aucune preuve de procédures criminelles contre des membres de l’armée ou de la police responsables d’agression sexuelle ».

PHOTO JUSTICE PÉRUVIENNE, FOURNIE PAR L’AGENCE FRANCE-PRESSE

La condamnation a mis fin à cinq années d’audiences.

Bien que nombre de soldats demeurent impunis à ce jour pour leurs actions, il est loin d’être clair que des causes comme celle qui a abouti cette semaine vont se multiplier, note Mme Bueno-Hansen.

Le pays demeure sous l’influence, souligne-t-elle, d’une « élite de droite » avec un penchant autoritaire qui défend sans réserve l’action des forces armées dans le cadre de la lutte menée contre le Sentier lumineux. Les civils abusés sont souvent dépeints dans cette optique comme des « victimes collatérales » du conflit, particulièrement lorsqu’ils sont issus de populations autochtones marginalisées.

Cette attitude, relève l’universitaire, trouve écho au Parlement péruvien, qui étudie un projet de loi prévoyant une période de prescription pour les crimes contre l’humanité commis avant 2002.

Un groupe d’experts des Nations unies a récemment prévenu que son adoption « placerait le Pérou en violation de ses obligations en matière de droit international » puisque les crimes de cette nature ne peuvent être prescrits.