(New York) Déjà la porte, lourde et immense, est impressionnante. L’accueil, ensuite, l’est tout autant. À peine le pied posé dans l’imposante salle à manger Art déco aux plafonds infinis de l’Eleven Madison Park, une armée d’hôtes vous aborde avec le sourire et juste assez d’empressement. Ce ne sera que le début d’une expérience inédite, un peu hors du temps, et surtout hors de prix.

Avant d’aller plus loin, un mot sur ce prix. Depuis le virage « plante » de l’Eleven Madison Park, en 2021, c’est effectivement ce dont tout le monde parle. Pour cause : il faut savoir que le menu, qui comptait dans sa formule carnivore une dégustation d’une dizaine d’assiettes, alternant entre canard, foie gras, etc., propose aujourd’hui betteraves, avocats, nouilles soba, pour… sensiblement le même prix. À savoir : 365 $ US (500 $ CAN) par personne, avant pourboire. Vous avez bien lu.

PHOTO SILVIA GALIPEAU, LA PRESSE

Étonnante tartine à l’avocat qui goûte un peu… l’anchois !

Un menu réduit, à cinq services, est aussi offert, toujours pour une coquette somme (285 $ US par personne, environ 400 $ CAN). Et vous n’aurez encore rien bu.

Dominique Roy, chef d’orchestre et associé québécois de cette cuisine mondialement réputée, nous a invitée à y passer une soirée, pour mieux comprendre son travail et la créativité acharnée qu’il y déploie.

On comprendra que nous n’allions pas rater cette occasion en or de vérifier si les critiques, tout de même partagées depuis la réouverture postpandémique, avaient raison ou pas. Le New York Times, pour ne citer que lui, a notamment trouvé les légumes si dénaturés qu’ils faisaient presque pitié (« You almost feel sorry for them »). Manifestement, quand on joue dans la cour des grands, il n’y a pas grand place au ménagement.

Pourtant, ce virage s’imposait selon le chef propriétaire, Daniel Humm. « Notre consommation de viande n’est plus tenable. Ce n’est pas une opinion. C’est un fait », a-t-il répété à maintes reprises dans divers médias. D’où l’idée de relancer la machine complètement à neuf. Et en vert.

Il aura fallu rebâtir un garde-manger, réinventer des bases, construire de nouveaux menus. Imaginez : exit le fond de volaille, la crème, même le beurre est désormais ici banni.

Une expérience inédite

  • Asperges croquantes à souhait

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    Asperges croquantes à souhait

  • Nouilles soba

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    Nouilles soba

  • L’expérience débute avec un jus de celtuce.

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    L’expérience débute avec un jus de celtuce.

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Alors, on y mange quoi ? Venons-y. L’expérience, parce que c’en est une, s’étire sur plusieurs heures. Ici, on nous tire une chaise, là, on nous sert magistralement un plat. Et bien sûr, notre verre se remplit régulièrement, comme par magie.

Les assiettes, une série de bouchées aux saveurs inédites et surprenantes, sont plus proches de l’œuvre d’art que de l’aliment. Cela surprend, brouille les papilles, ou séduit carrément. Mais oui, réglons d’emblée un mythe, ça nourrit. On ne sortira pas d’ici le ventre vide, tout le contraire.

Le tout débute donc avec un jus de celtuce (sorte de croisement japonais de céleri et de laitue), surprenant et rafraîchissant. Arrive ensuite un bouquet de laitue sur glace accompagné d’une tartine à l’avocat, joliment disposés sur un plateau de bois. Cette dernière goûte délicieusement (et étonnamment) l’anchois. Est-ce dénaturé ? Pas le moins du monde. Audacieux ? Assurément.

Suit un véritable soleil, sorte de lit de betteraves en fleur, sur lequel repose ce qui a tout l’air d’un caviar. Qui goûte le caviar. Mais qui n’est finalement pas du caviar, mais du tonburi. Ce caviar dit « des champs » nous vient des graines séchées du cyprès d’été, un buisson japonais, nous expliquera-t-on.

À ce sujet, l’Eleven Madison s’est largement inspiré du shojin, cette cuisine bouddhiste traditionnelle. Deux chefs shojin sont même débarqués ici pour assister aux cuisines, aux débuts de la transition verte.

Suivront des nouilles soba aux shiitakes, un tempura d’artichaut et plantains frits (étonnant mélange salé sucré), un délicat bol de riz brun aux pois verts, puis une assiette d’asperges croquantes, enrobées d’épinards à la coriandre.

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Le pain et son « beurre », le clou selon nous

Impossible de passer sous silence le pain, légèrement brioché, et surtout son « beurre », selon nous le clou du repas. Fait à base d’huile de tournesol et accompagné d’une sorte de gelée de morilles, à s’en lécher les doigts (et à en redemander).

En guise de dessert, un petit mochi, suivi de fraises mûres à point. Puis, énième surprise, un bretzel au chocolat, et un petit sac de granola, à rapporter chez soi. Étourdissant, tout cela ? Effectivement.

Maintenant, la grande question : est-ce que cela vaut le coup ? Ce serait comme demander à un amateur d’art si sa nouvelle acquisition en vaut le prix. On est ici ailleurs, on l’aura compris. Et les prix de l’Eleven Madison se comparent à ceux des autres triples étoilés Michelin, faut-il le signaler.

Sauf qu’ici, véganisme oblige, on paie moins pour un ingrédient recherché que pour une création. L’expérience relève carrément de la performance.

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Aux cuisines, chaque soir, s’active une véritable fourmilière.

D’ailleurs, si vous êtes chanceux, on vous invitera à un moment ou un autre aux cuisines, pour voir l’armée d’employés à l’œuvre. On dirait une véritable fourmilière. Chaque soir, ils sont près de 150 (et autant d’« invités », puisqu’on ne parle pas ici de « clients », un terme jugé trop « transactionnel »).

« Le luxe, c’est de tout créer nous-mêmes », nous glissera aussi Dominique Roy. À vous de voir si vous êtes de ceux prêts à payer pour de telles créations luxueuses. Surtout : si vous en avez les moyens ! Poser la question, quant à nous, c’est y répondre…

Consultez le site de l’Eleven Madison Park (en anglais)