Truffes, caviar, champagne, safran : autant d’aliments qui se sont hissés au sommet du chic et qui sont devenus symboles de luxe et de douceur suprême. Les questions qui chicotent sont celles-ci : pourquoi tant d’aura autour d’un produit, et mérite-t-il son prix ?

Le champagne est indissociable des grandes célébrations et des évènements mondains. Si son sacrifice sur la coque des bateaux peut être perçu comme la dilapidation d’un précieux élixir, il est tout de même plus léger pour conjurer le sort que le sang répandu par les marins de la Grèce antique. Il faut ce qu’il faut ! Les dieux de la mer seraient friands de bulles. D’ailleurs, la White Star boudait à tort ce symbole de chance, a-t-on dit. On connaît la fin tragique du Titanic

Le secret de ce nectar qui « captive comme les lumières, le soir, attirent les phalènes » réside, comme le souligne l’Union des maisons de Champagne sur son site officiel, dans une image et un grand vin : une délicate combinaison qui, de fil en aiguille, en a fait une métaphore universelle du bonheur.

Un produit atteint ce niveau de supériorité pour différentes raisons qui tendent vers une caractéristique : sa rareté et donc son caractère exclusif, explique Marie-Ève Faust, spécialiste du luxe et professeure au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « Comme le produit est rare, la demande est plus difficile à combler, ce qui fait augmenter proportionnellement son prix. »

Les anciens du Nouveau-Brunswick ou de la Gaspésie peuvent encore témoigner de la déception de trouver un sandwich au homard — vulgaire « baloney des mers » — dans leur boîte à lunch. Question de contexte, donc. Mais pas de mode, précisons-le. Le luxe s’inscrit dans la durée.

Un produit d’exception

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Le caviar coûte ce qu’il coûte en raison du temps impliqué dans sa production et de la rareté de la ressource, car l’esturgeon est aujourd’hui une espèce protégée. Ses œufs, prélevés une seule fois dans l’abdomen d’une femelle âgée de 6 à 20 ans, sont récoltés et triés à la main.

La rareté d’un produit provient d’une combinaison de facteurs : son terroir, son savoir-faire, la complexité de sa production, son patrimoine, sa qualité et le contexte dans lequel il s’inscrit.

Prenons l’exemple du Saint-Émilion, une appellation contrôlée qui n’englobe que les vins produits sur les collines éponymes de la région de Bordeaux. À l’intérieur de cette niche se forme une autre hiérarchie : celle des grands domaines viticoles qui les produisent avec un savoir-faire exceptionnel et qui ont eux-mêmes leurs grands crus classés et leurs millésimes jugés exceptionnels. Ainsi se raffine la pyramide du luxe. Ainsi croît le prix du luxe.

Maintenir cette aura relève d’un travail d’équilibriste entre les plus hauts standards de qualité, une image bichonnée et le profit, quitte à sacrifier des résultats à court terme pour la pérennité. Un tel rayonnement ne se crée pas en un clin d’œil.

Les produits qui ne sont que du tape-à-l’œil ne tiendront pas la route et deviendront banals.

Marie-Ève Faust, spécialiste du luxe et professeure au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’UQAM

Un produit de luxe engendre de pâles copies et s’expose à la contrefaçon, mais un seul a ce qu’il faut pour être apprécié des connaisseurs. On vend trois fois plus de safran dans le monde qu’on en produit ! « Quand un aliment de luxe est vendu au rabais, il y a anguille sous roche », prévient la propriétaire d’Emporium Safran Québec, Micheline Sylvestre. Produire le safran — l’épice la plus chère du monde, qu’on qualifie aussi d’or rouge — exige, pour récolter les précieux et rares pistils, un travail laborieux que seule la délicatesse des mains peut accomplir.

« Quand le mot “caviar” est utilisé à toutes les sauces pour englober d’autres œufs de poisson, c’est ne pas rendre honneur au véritable produit », déclare pour sa part le fondateur d’Oysters & Caviar, François-Xavier Dehédin. « Le vrai, le seul, est celui qui provient de l’esturgeon. Après, on va chercher celui qui nous convient. » Le caviar coûte ce qu’il coûte en raison du temps impliqué dans sa production et de la rareté de la ressource, car l’esturgeon est aujourd’hui une espèce protégée. Ses œufs, prélevés une seule fois dans l’abdomen d’une femelle âgée de 6 à 20 ans, sont récoltés et triés à la main. Les caviars d’esturgeons Osciètre, Beluga ou de Sibérie sont les plus réputés et se reconnaissent à la perfection de leurs grains et à la finesse de leur goût, sans note dominante et sans amertume. De l’or noir.

« Le luxe, c’est une expérience, selon François-Xavier Dehédin. Pour certains, c’est un plaisir à cocher sur sa bucket list. Des champignons, il y en a 1000, mais il n’y en a qu’un qui coûte 5000 $ le kilo. Il suffit de se mettre une fine tranche de truffe sur la langue et si on aime ça, on trippe ! »

Quand l’affaire vire au snobisme

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Le homard

Le prix d’un caviar Beluga tourne autour de 30 000 $ le kilo. Un Dom Pérignon brut peut atteindre les 45 000 $ la bouteille pour les plus grands millésimes, tandis que le prix de la truffe la plus chère du monde, la blanche d’Alba, oscillait entre 7000 $ et 10 000 $ le kilo en 2021.

Certains paient ce prix pour le gage de qualité supérieure et de satisfaction qui l’accompagne. À moins qu’on s’y intéresse pour le côté exclusif de la chose. C’est ce qu’on appelle l’effet Veblen — ou effet de snobisme —, un concept mis de l’avant par l’économiste et sociologue Thorstein Veblen à la fin du XIXsiècle et qui souligne le caractère particulier du luxe : un bien qui permet une certaine distinction sociale. Le fait qu’il soit cher, et donc inaccessible à la majorité, le rend davantage désirable et traduit un rang social élevé.

Quand le luxe tombe-t-il dans le snobisme ? « Quand on ne jouit pas du produit lui-même, mais qu’on s’en sert pour s’élever », résume le directeur de l’École Bensadoun de l’Université McGill, Charles De Brabant, qui a enseigné le marketing de luxe durant cinq ans au MBA de la réputée China Europe International Business School, à Shanghai.

« Le luxe s’apprécie avant tout avec l’hémisphère gauche du cerveau. Les connaisseurs, sans ignorer le factuel [ou ce qui explique sa rareté], sont en mesure d’évaluer la valeur sensorielle distincte du produit. Le luxe se goûte, se sent, se voit et s’entend avant tout », souligne celui qui a travaillé 15 ans en Asie et autant en Europe, notamment pour de grandes marques. Mais il ne faut pas oublier que de l’offrir, même sans l’apprécier, est également une façon de démontrer le caractère exceptionnel d’une personne ou d’un évènement pour soi. »

Le luxe pour qui, pour quoi ?

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« Le luxe, c’est une expérience, selon François-Xavier Dehédin, fondateur d’Oysters & Caviar. Pour certains, c’est un plaisir à cocher sur sa bucket list. Des champignons, il y en a 1000, mais il n’y en a qu’un qui coûte 5000 $ le kilo. Il suffit de se mettre une fine tranche de truffe sur la langue et si on aime ça, on trippe ! »

« Un produit de luxe n’est pas un produit parfait, mais il est un produit parfait pour celui qui en rêve », signale Charles De Brabant. Une Ferrari a de grands défauts quand vient le temps de transporter une famille de cinq et son bouvier bernois. Sortir dans un grand restaurant peut relever de l’épreuve pour le parent qui ne rêve que d’une soirée sous les couvertures.

Il a été associé, à travers l’histoire, à une élégance inaccessible au commun des mortels. « Mais est-ce encore si vrai à notre époque où l’accès à un certain niveau de luxe s’est démocratisé ? s’interroge Charles De Brabant. Je crois que la question qu’on peut se poser est celle-ci : qu’est-ce que le luxe pour soi ? »

À cette question, chacun répond avec ses propres paramètres. C’est la liberté pour le comédien Romain Duris, le rêve pour l’écrivain Jules Renard, le plaisir pour le peintre Francis Picabia, la simplicité pour ceux qui ont tout, le temps pour qui le voit filer à vive allure avec impuissance.

« Le luxe est relatif. Il dépend du regard qu’on y pose, et ce regard varie en fonction des goûts, des priorités, des valeurs et du moment. Un produit de luxe a peu d’intérêt sans ce qui l’accompagne, note Charles De Brabant. Sa magie réside dans une alchimie : un moment de vie spécial qui appelle un produit rare. »

En une phrase

Le luxe n’est pas un plaisir, mais le plaisir est un luxe.

Francis Picabia, peintre et écrivain (1879-1953)