(Phoenix) Le premier signe du changement est venu en 2016, quand il a fait une blague dans son sermon. « J’ai dit Make Jerusalem Great Again par dérision, par rapport à la rhétorique de Trump… Ça n’a pas passé, me dit le pasteur Caleb Campbell. J’ai reçu énormément de réactions négatives. »

Nous sommes dans une salle de l’église Desert Springs Bible Church, à Phoenix, où il est venu pour la première fois en 2001, à 19 ans. Il était batteur dans l’orchestre. Il en est devenu le pasteur principal en 2015.

« J’entendais le discours de Trump, et pour moi, c’était évident : ma congrégation n’embarquera jamais là-dedans ! » dit l’homme de 42 ans.

Il avait tort. Entre 2016 et 2020, son église a perdu 80 % de ses fidèles.

« Je disais des choses aussi simples que : on ne devrait pas encourager notre gouvernement à emprisonner les enfants dans des cages. Je me faisais dire que je promouvais le marxisme. Le lendemain, quelqu’un me traitait de fasciste, ce qui était assez déroutant dans une seule semaine… Je me suis mis à recevoir des messages textes, des courriels, les gens me disaient Tucker Carlson a dit ça ou Glenn Beck a dit que si votre pasteur parle de justice sociale, quittez vite cette église… Voyons, ça fait 100 ans que les Églises chrétiennes parlent de justice sociale, qu’est-ce qui se passe ? »

Chez les chrétiens évangéliques, on a d’abord vu Trump comme le « roi Cyrus » de la Bible qui a libéré les juifs de Babylone. C’était un païen du point de vue des juifs, mais il était l’instrument de Dieu. Ainsi de Trump : un mauvais chrétien, sinon un mécréant, mais à travers qui l’œuvre divine s’accomplirait.

« La théorie a changé, dit le pasteur. Maintenant, on le présente comme un martyr, persécuté par le gouvernement. J’ai entendu des gens, de vrais croyants, le comparer à Jésus crucifié. »

Les messages agressifs se multipliaient et l’église du désert se vidait imperceptiblement. Quand les services ont commencé à être bilingues, car l’église accueille beaucoup d’immigrants latino-américains, d’anciens membres lui ont dit : s’ils veulent chanter dans leur langue, qu’ils retournent dans leur pays.

Arrive la pandémie. Les services religieux sont virtuels. Pas moyen de mesurer l’assistance.

« Je n’avais aucune idée à quel point ça allait mal. »

Évidemment, quand des fidèles sont venus manifester sur le terrain de l’église pour réclamer sa réouverture en pleine pandémie et faire un service improvisé, il a bien vu que ça dérapait. Le même printemps, il a tenu un service virtuel pour la « réconciliation » avec des amis pasteurs afro-américains après le meurtre de George Floyd. Il a reçu de nouveaux messages agressifs. « Ce que vous faites est contraire à la Bible, vous détestez les Blancs ! »

L’église a rouvert, à l’automne 2020. Il y avait plus de bancs vides que d’habitude. Mais comment savoir si c’était une désertion ?

Quand sont arrivés les évènements du 6 janvier 2021 au Capitole, il ne croyait pas dire une chose controversée en les qualifiant de « mauvais ». Une autre vague de protestations est arrivée. Une large portion de son auditoire avait non seulement voté pour Trump, mais croyait aussi à la thèse de la fraude électorale.

Dans cette église pourtant bien implantée depuis 45 ans, l’argent n’entrait plus. Le conseil s’est réuni.

« Phoenix est à l’épicentre du détournement politique de la religion. Si on ne lutte pas contre ça, qui va le faire ? Alors on s’est dit tant pis pour les conséquences. »

Parmi les conséquences, il y a eu la perte d’à peu près tous ses amis.

« Pour me remettre, chaque jour j’allais méditer dans un parc et je notais les noms de relations ou d’amis que j’avais perdus. Je suis arrivé à plus de 300… »

Sa thérapie a aussi consisté à s’immerger, comme un espion, dans le monde de ces « évangéliques » pro-Trump.

« Je suis allé dans plusieurs de ces rassemblements incognito, au milieu de 3000 personnes. Et vous savez quoi ? On se sent bien. Les gens ont un sentiment de perte, et on leur fait miroiter un retour. On va aimer notre pays, on va se tenir debout pour nos ancêtres, on va défendre les valeurs chrétiennes. Ça sonne bien. Mais sous la surface, c’est de l’intimidation, c’est la fabrique des ennemis. C’est inciter à dénoncer le prochain au lieu de le servir. C’est la déshumanisation des immigrants. »

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Le pasteur Caleb Campbell

Prendre soin des autres est au cœur de la foi chrétienne, mais ce que les nationalistes chrétiens disent, c’est que la façon de prendre soin des autres est de se débarrasser des mauvais, de repousser l’ennemi par la force. Qui est l’ennemi ? Tout ce qui n’est pas nous.

Le pasteur Caleb Campbell

Il a poursuivi son immersion en s’abonnant aux infolettres et en allant incognito à toutes sortes d’évènements en marge de ces églises – et en particulier Dream City (voir autre texte).

« Vous savez, dans la Bible, Caleb est un espion envoyé par Moïse… »

Il y avait cet évènement mensuel appelé « Freedom Night » (la nuit de la liberté).

« C’était terrifiant. C’était un service religieux. Ça ressemblait à ce que je fais : trois chansons, une offrande, une prière… Mais le conférencier, Charlie Kirk, n’a pas dit : je suis un militant politique de Turning Point, ce groupe conservateur fondé en 2012 par Charlie Kirk lui-même alors qu’il était un étudiant de 18 ans. Au départ, le but de son organisation était de militer sur les campus pour un gouvernement minimaliste et des baisses d’impôt selon le credo du Tea Party. La pandémie a subitement fait pivoter le groupe du néolibéralisme vers le nationalisme chrétien. Pour Turning Point, Trump a été le « tournant ». C’est à travers lui qu’il a trouvé un modèle d’affaire idéologique. Le groupe a levé des millions de dollars pour encourager le vote pro-Trump.

« Dans son discours, Charlie Kirk disait que Dieu protège le droit de porter une arme à feu. Le choix d’une école. Il n’y a ni écoles ni armes à feu dans la Bible. Vous pouvez bien construire un raisonnement à partir du texte ancien, mais la Bible ne dit pas ça.

« Et tout autour, je vois mes gens, les gens que j’avais côtoyés pendant 10, 15 ans… Ils lèvent la main, chantent alléluia. »

Il en a fait un livre, Disarming Leviathan, qui paraîtra cet été. Le Léviathan de la Bible est un monstre marin qui dévore les humains. C’est aussi l’État totalitaire dans la littérature politique.

C’est la figure du chaos. Ce que j’ai vu dans les églises évangéliques et dans les familles, ce sont des gens remués par l’anxiété et la rage.

Le pasteur Caleb Campbell

« Il y a une profonde anxiété au sujet de ce qu’ils perçoivent comme l’effacement ethnique. Leur manière d’être au monde est sous une menace directe. Ils se sentent entourés par un monde chaotique. Alors c’est facile de croire le gars sur la scène. Trump dit que des gens nous envahissent. Nous menacent. Mettez-moi au pouvoir et je vais rendre la grandeur de ce pays. Il a même dit qu’il protégerait Dieu. Pour certains, c’est ce qui est menacé. Théologiquement douteux, mais politiquement, ça marche. »

Caleb Campbell a poussé la double vie théologique jusqu’à recevoir dans ses locaux la responsable des politiques de Turning Point, en 2022.

« J’étais très remonté. Je me disais : je vais les détruire. Je vais trouver des arguments dans la Bible. Il n’y a pas de droit divin aux armes à feu, il n’est pas question de transgenres !

« Puis arrive cette femme, absolument adorable, très relaxe. C’était moi, le méchant dans la pièce ! Mon cœur a complètement changé après cette rencontre. Ils n’ont pas besoin d’un ennemi pour les détruire, mais d’un missionnaire pour les rejoindre.

« Et si je me mettais à les aimer, à avoir de la compassion pour eux ? C’est ce qui m’a amené à écrire le livre. Mon espoir n’est pas de ramener d’anciens membres à l’église. Mais de les amener en paix. Amener la discussion de la tête au cœur. Je peux les affronter : OK, quelle est votre preuve que l’élection a été volée ? Mais ça n’arrivera que si on est connectés par le cœur. Là seulement peut-on aller vers les opinions. »

Depuis deux ans, je rencontre des gens. Je tente de mener par l’hospitalité. Les convaincre que je ne suis pas l’ennemi.

Le pasteur Caleb Campbell

« Ce qu’on m’a enseigné, c’est qu’on doit être des serviteurs, non des guerriers. Traiter l’autre non comme un combattant ennemi, mais comme une autre image de Dieu. Que l’autre politique, l’autre ethnie n’est pas un ennemi, mais notre prochain. Même s’il est notre ennemi, d’ailleurs, Jésus nous dit de l’aimer. Pas de le dominer ou de l’expulser. Mon espoir avec ce livre pour les chrétiens américains est de reconnaître qu’on peut maintenir notre position divergente en étant généreux. »

Campbell vient d’une famille libertarienne. Il a voté pour Bush fils en 2000, pour Obama en 2008, et des marginaux ensuite.

« Mon travail est d’aider les gens à trouver leur propre réponse, je ne dis à personne pour qui voter, quoi penser sur le contrôle des armes, des naissances, de l’immigration. Je ne crois pas que la Bible nous donne la réponse sur l’avortement ou l’aide médicale à mourir. Je m’oppose à tout chrétien qui prétend prendre le contrôle du gouvernement pour promouvoir une façon de vivre. De gauche ou de droite. »

Il n’y a pas eu que des pertes. D’autres croyants, de nombreux latinos, et d’autres « réfugiés » des églises pro-Trump, sont venus grossir les rangs de la sienne, qui veut dénoncer le nationalisme chrétien.

Le contraste est frappant avec Dream City, une église presque exclusivement « blanche ».

Les nouveaux membres sont loin de compenser ceux qui sont partis. Mais le pasteur ne regrette pas ses positions.

« Quand, à la fin de ma vie, je méditerai sur mon parcours, je veux pouvoir dire : je l’ai fait avec intégrité. »

Qu’est-ce qu’un « chrétien évangélique », au fait ?

Le terme « évangélique » réfère à une doctrine protestante anglaise qui voulait retourner aux fondements véritables du christianisme et aux enseignements des Évangiles.

« À l’origine, il y a quatre piliers : voir la Bible comme une autorité, vivre une expérience de conversion [born again ou un éveil], une vision de Jésus comme l’incarnation de Dieu et une action sociale fondée sur la foi, explique Caleb Campbell. Des abolitionnistes anglais luttaient contre l’esclavage en vertu de cette doctrine.

« Aux États-Unis, c’est devenu un terme politique dans les années 1970 quand plusieurs leaders se sont liés au Parti républicain. Ça n’avait plus de sens théologique mais politique. Si je lis ce mot, je dis : parlent-ils de Jerry Falwell ou de la tradition britannique ? »

« Mais les anciens croyaient à ce nouvel espoir. Maintenant, des gens n’y croient pas du tout, mais voient un chemin facile vers le pouvoir. Il suffit de prononcer les bons mots bibliques. »