Depuis le lundi 1er juillet 2024, les Américains ne vivent plus tout à fait sous le même régime présidentiel. La Cour suprême des États-Unis, comme le demandait Donald Trump, a décrété que le président jouit d’une immunité à peu près totale contre les poursuites criminelles pour les actes accomplis « dans l’exercice de ses fonctions ».

« Chaque fois qu’il utilisera son pouvoir officiel, le président est maintenant un roi au-dessus des lois », écrit carrément la juge dissidente Sonia Sotomayor dans une opinion au ton très grave. Elle conclut « en craignant pour la démocratie ».

Trop alarmiste ? Je ne le pense pas. Donald Trump pouvait difficilement espérer mieux. Il a tout gagné, ou presque.

On dira qu’il y a des contre-pouvoirs face au président. Le Congrès. Les juges. Mais il y a aussi des contre-pouvoirs à un exercice vengeur des poursuites criminelles partisanes contre les adversaires politiques. Avec l’immunité présidentielle, quelle est la limite aux actions criminelles pour empêcher la passation des pouvoirs après une élection ? Même après divers actes de corruption massive commis dans l’exercice des fonctions d’un président ?

Il est désormais pratiquement impossible que le procès principal de Donald Trump ait lieu cette année – celui pour avoir tenté d’empêcher la certification de l’élection de Joe Biden. Si jamais il a lieu, avec ces nouvelles directives, la tâche des procureurs devient extrêmement compliquée. Une cascade de contestations est facilement imaginable pour déterminer ce qui est un « acte officiel » du président et ce qui ne l’est pas.

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« Trump n’est pas au-dessus de la loi », peut-on lire sur cette banderole tenue par une manifestante devant la Cour suprême, à Washington, lundi.

Car telle est la règle pour la majorité : un président est protégé absolument de toute poursuite criminelle pour un « acte officiel ». Et pour un acte du président commis en dehors de ses fonctions exclusives, il y a maintenant « au moins une présomption d’immunité ». Ce sera au procureur de démontrer qu’une accusation criminelle n’entrave pas l’exercice de ses pouvoirs exécutifs.

Peu de gens s’attendaient à ce que la Cour suprême aille si loin. À l’audience, l’argumentaire de Trump semblait reçu tièdement par les juges.

Lundi soir, Joe Biden s’est rallié à l’opinion de Sonia Sotomayor, sans surprise. Il y a trouvé un nouvel argument pour sa réélection : maintenant que les juges ne protègent plus les Américains d’un président criminel, il devient plus nécessaire que jamais d’élire un candidat honnête, qui n’abusera pas de ses pouvoirs…

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Le président Joe Biden a estimé que les Américains devaient élire, maintenant plus que jamais, un candidat honnête.

Les six juges de la majorité conservatrice ont cependant voté en bloc, y compris Clarence Thomas, qui remet même en question la légalité de la nomination du procureur indépendant. Thomas, dont la femme textait le directeur de cabinet du président Trump le jour même de l’assaut du Capitole, disant que l’élection était « un cambriolage », et dont plusieurs appelaient à la récusation…

La majorité a accepté l’idée des avocats de Trump selon laquelle un président craignant d’être accusé d’un crime deviendrait « hésitant » et n’aurait plus l’audace nécessaire à l’accomplissement de ses tâches exigeantes.

Déjà, les présidents ne peuvent être poursuivis au civil pour des dommages causés dans l’exercice de leurs fonctions. Autrement, n’importe quel citoyen pourrait les traîner devant les tribunaux.

Mais dans le passé, les présidents Jefferson et Nixon avaient été forcés par la Cour suprême de se plier à un ordre de fournir une preuve en leur possession – en protégeant certaines communications. Comme aucun des 45 autres présidents n’a fait face à une accusation criminelle, la question de l’immunité pénale n’avait jamais été tranchée.

« Presque chaque président est accusé de ne pas faire appliquer les lois suffisamment », écrit le juge en chef John Roberts. Soit en matière de drogue, d’immigration, d’environnement… « Un procureur entreprenant pourrait ensuite accuser l’ancien président d’avoir ainsi violé la loi. »

Bien entendu. Mais cet argument étonnant revient à normaliser ce que Trump dit depuis deux ans : je pourrais me venger en faisant accuser l’ancienne administration.

À cela, les avocats du ministère de la Justice ont plaidé qu’avant d’accuser un ancien président, on a nommé un procureur indépendant, passé le test d’un grand jury, et une cour de justice pourra juger l’affaire.

On ne décide pas des questions de principe en présumant de la bonne foi du gouvernement, réplique le juge en chef.

Le juge en chef insiste pour dire que le président n’est pas au-dessus des lois. Mais à part s’il vole une banque, presque toute action criminelle imaginable d’un président a rapport avec sa fonction. Y compris un acte de corruption : cela implique ses pouvoirs.

Dans le cas précis de la tentative de renversement de l’élection de Biden, la majorité conclut que toutes les conversations de Trump avec le ministère de la Justice sont protégées par l’immunité absolue. Car le pouvoir de nommer le Procureur général est de la responsabilité unique du président. S’entretenir avec les avocats du Ministère fait partie de ses fonctions essentielles.

Oui, mais si ces conversations visaient à déclencher des enquêtes de mauvaise foi pour retarder la confirmation de l’élection ? Si le but était de déplacer un procureur pour faciliter la commission d’une fraude ?

C’est couvert. Absolument.

Qu’en est-il des conversations de Trump avec le vice-président Mike Pence, pour qu’il refuse la certification ? L’immunité est présumée, dit la majorité, après une longue analyse des liens serrés entre le président et son vice-président. Ce sera donc au gouvernement de prouver qu’une accusation en pareilles circonstances ne menacerait pas la fonction présidentielle. Il y a clairement des actes « privés », reconnaît la majorité, comme des appels à des individus, des « tweets », etc. Mais encore là, ils sont entremêlés de l’action présidentielle.

La majorité utilise un ton très modéré, et semble rejeter les positions extrêmes de Trump comme du Procureur général. Elle reproche aux juges dissidentes de faire une « campagne de peur » basée sur des « exemples extrêmes ».

Mais en réalité, la victoire de Trump est presque totale. Déjà, lundi soir, ses avocats annonçaient qu’ils utiliseraient le jugement pour faire annuler sa condamnation dans l’État de New York, car une partie de la preuve a été recueillie après son entrée en fonction en 2017.

Les juges conservateurs, si friands des intentions « originales » des auteurs de la Constitution, ne font aucun cas du fait que plusieurs constitutions d’État contenaient une clause d’immunité du gouverneur au moment de la fondation du pays. La question de l’immunité du président a été discutée au moment d’écrire la Constitution des États-Unis, et l’idée a été écartée, note la juge Sotomayor.

Alexander Hamilton écrivait même que la vraie distinction entre la Grande-Bretagne et la nouvelle république est qu’un président peut être poursuivi pour ses crimes.

Gerald Ford a accordé le pardon à Richard Nixon, en 1974, de crainte qu’il soit accusé d’entrave à une enquête du FBI. Il savait que l’ex-président n’avait pas d’immunité, et Nixon a accepté ce pardon ensuite pour la même raison, écrit Sotomayor.

Cette immunité devient « une arme chargée » entre les mains du président, qui agit largement dans une zone hors du droit, comme elle écrit.

Et au moment où ces lignes étaient écrites, c’est entre les mains de Donald Trump que le plus grand nombre d’électeurs veulent la remettre.