(New York) En début de soirée samedi, le New Yorker est arrivé à la même conclusion que le New York Times et d’autres médias ou journalistes renommés. Après sa performance catastrophique lors du premier débat présidentiel, Joe Biden doit se retirer de la course à la Maison-Blanche.

Car s’il n’entraîne pas un changement à la tête du ticket démocrate, ce débat « pourrait rapprocher le pays d’une nouvelle présidence Trump et, avec elle, d’une diminution de la démocratie libérale », a soutenu le prestigieux hebdomadaire sous la plume de son rédacteur en chef, David Remnick1.

« Rester dans la course après ce débat suggérerait également qu’il est impossible d’imaginer un ticket plus vital. En fait, Gretchen Whitmer, Raphael Warnock, Josh Shapiro et Wes Moore ne sont que quelques-uns des responsables du parti qui pourraient dynamiser les démocrates et les indépendants, inspirer davantage d’électeurs plus jeunes et battre Trump. »

David Remnick ajoutait ainsi son nom à ceux des personnalités influentes qui appellent Joe Biden à se retirer tout en refusant de nommer Kamala Harris parmi les remplaçants potentiels.

La plus qualifiée

L’effacement de la vice-présidente par une bonne partie de l’élite médiatique et politique américaine, à ce moment-ci de la course à la Maison-Blanche, est remarquable.

Après tout, Kamala Harris serait le choix le plus logique pour remplacer Joe Biden. En tant que vice-présidente, l’ancienne sénatrice et procureure générale de la Californie est, par définition, la personne toute désignée pour remplir ce rôle. Après trois années et demie comme bras droit du président, elle est aussi la personne la plus qualifiée. Au cours des derniers mois, elle a notamment représenté les États-Unis lors de plusieurs sommets internationaux.

PHOTO BRIAN SNYDER, ARCHIVES REUTERS

Le président Joe Biden, lors du premier débat télévisé, jeudi dernier

D’autre part, la vice-présidente demeure la favorite des démocrates parmi les candidats de remplacement potentiels, et ce, malgré les critiques méritées ou exagérées concernant son travail ou sa personnalité. Selon un sondage éclair réalisé par Data for Progress2 au lendemain du débat, une pluralité de démocrates (39 %) voudraient la voir remplacer Joe Biden s’il se retirait, devant le gouverneur de la Californie, Gavin Newsom (18 %), le secrétaire aux Transports, Pete Buttigieg (10 %), le sénateur du New Jersey Cory Booker (7 %) et la gouverneure du Michigan, Gretchen Whitmer (6 %), entre autres.

Selon le même sondage, Kamala Harris récolte par ailleurs 45 % des intentions de vote contre 48 % pour Donald Trump, soit le même pourcentage que Joe Biden. Tous les autres élus démocrates mentionnés par le sondeur accusent un retard de 2 ou 3 points de pourcentage sur l’ancien président républicain.

Bref, aucun des démocrates de la relève n’est plus populaire que Kamala Harris auprès des démocrates ou de l’ensemble de l’électorat. Le deviendraient-ils s’ils étaient plus connus ? Peut-être. En attendant, la question se pose : d’où vient l’effacement de Kamala Harris par l’élite médiatique et politique ? Tient-il à la peur de miser sur une femme de couleur ?

Par un curieux retour des choses, Joe Biden a peut-être contribué à cet effacement. Au début de 2023, son entourage a laissé entendre que le président avait décidé de solliciter un deuxième mandat en partie parce qu’il ne croyait pas que sa vice-présidente était capable de battre Donald Trump.

Envoyée au front

Or, après le fiasco d’Atlanta, ses conseillers ressortent la même excuse pour expliquer son refus de se retirer de la course, selon le site d’information Axios3. Ils tiennent pour acquis que les scénarios ébauchés par David Remnick et les autres qui voudraient effacer Kamala Harris ne tiennent pas la route. Selon eux, si le Parti démocrate devait remplacer le président, jamais ses militants ne tourneraient le dos à la première vice-présidente de l’histoire des États-Unis, une femme de couleur de surcroît.

PHOTO RONDA CHURCHILL, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

La vice-présidente Kamala Harris, vendredi dernier à Las Vegas

Mais une telle femme ne ferait pas le poids devant Donald Trump, répètent-ils sous le couvert de l’anonymat.

L’ironie (amère) de la situation ne doit pas échapper à Kamala Harris. Car au même moment, elle est appelée à jouer un rôle plus crucial que jamais dans la campagne de réélection de Joe Biden.

Jeudi soir dernier, par exemple, c’est elle qu’on a envoyée au front pour défendre le président sur CNN après le débat.

« Je comprends ce que vous dites à propos d’un débat d’une heure et demie ce soir », a déclaré la vice-présidente au milieu d’un échange tendu avec l’animateur Anderson Cooper, qui la talonnait sur la piètre performance de son patron.

Je parle de trois ans et demi de performances dans un travail qui a été historique.

Kamala Harris, vice-présidente des États-Unis

Elle a tenté de recadrer la discussion sur les mensonges proférés par Donald Trump au cours du débat. Elle a décrié sa défense des insurgés du 6-Janvier et son refus de promettre d’accepter les résultats de l’élection présidentielle de 2024.

« Tout cela est peut-être vrai, mais le président des États-Unis n’a pas été en mesure de faire valoir ses arguments auprès de Donald Trump sur la scène », a répliqué Anderson Cooper.

Le dossier de l’avortement

C’était particulièrement évident sur l’avortement, sujet qui a permis à Kamala Harris de prouver son utilité et son efficacité depuis la décision de la Cour suprême d’abroger l’arrêt Roe c. Wade, en juin 2022.

Dans une de ses interventions les plus incohérentes du débat, Joe Biden a abordé ce thème majeur de sa campagne de la façon suivante : « J’ai soutenu Roe c. Wade, qui comportait trois trimestres. La première fois, c’est entre une femme et un médecin. La deuxième fois, c’est entre le médecin et une situation extrême. Et la troisième fois, c’est entre le médecin – je veux dire, entre la femme et l’État. »

Comme plusieurs millions de démocrates, Kamala Harris a dû recevoir ces propos sans queue ni tête comme un coup dans le bas-ventre. Elle n’en a rien montré lors de son entrevue sur CNN. Et elle a repris la route le lendemain pour se rendre à Las Vegas, où elle a poursuivi ses attaques de la veille contre Donald Trump.

« Il n’a pas le caractère nécessaire pour être président », a-t-elle martelé devant une foule partisane.

Lui est-il venu à l’esprit, en prononçant ces mots, que le président et ses conseillers doutent aussi d’elle ?

1. Lisez l’éditorial du New Yorker « The Reckoning of Joe Biden » (en anglais, abonnement requis) 2. Consultez les résultats du sondage éclair de Data for Progress 3. Lisez l’article d’Axios « Behind the Curtain : Biden oligarchy will decide fate »
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  • 72 %
    Proportion des électeurs américains qui pensent que Joe Biden ne possède pas la santé mentale et cognitive requise pour exercer la fonction de président
    Source : sondage CBS News/YouGov, réalisé dans les 48 heures qui ont suivi le premier débat présidentiel