J’ai donc grandi avec la peur constante que mon frère tue ma mère. Jusqu’à son incarcération la plus récente, ça m’a toujours donné l’effet d’être dans une cage en feu.

Pour beaucoup, je suis l’exemple de la résilience. J’ai réussi à m’en sortir malgré cette enfance difficile. Mais l’anxiété, la dépression, les troubles alimentaires et la violence conjugale m’ont guettée longtemps. J’ai longtemps eu le sentiment d’avoir peu de contrôle sur ma vie.

Lorsque j’exprimais cette peur, mon entourage me disait : « Ta mère est une adulte, ne t’inquiète pas pour elle, elle fait ses choix. »

Qu’est-ce qu’on fait quand un parent a la maturité émotionnelle d’un enfant, qu’il ne fait pas les choix appropriés pour assurer sa sécurité et celle de ses enfants ?

Le but n’est pas d’excuser les gestes pour lesquels mon frère est accusé ni de dire que tous les parents sont responsables des gestes de leurs enfants. Mais c’est trop facile de voir un criminel comme un paria de la société plutôt qu’un élément d’un écosystème défaillant. Si quelqu’un avait fait quelque chose pour comprendre dans les 20 dernières années, on n’en serait pas là aujourd’hui.

Il ne se serait pas tourné vers la prison pour ressentir un sentiment d’appartenance. Je me rappelle ses premières détentions, dès ses premières années d’âge adulte. Il était très impressionné par les criminels d’envergure qu’il côtoyait. J’avais l’impression qu’il prenait goût à aller « en dedans » avec une gang de personnes qui l’acceptent. Au téléphone, il a adopté le jargon carcéral : « Ouinnn scuse y a quelqu’un qui s’est fait piquer dans ’wing, s’pour ça qu’y a pas eu de visites. »

De fil en aiguille, ses crimes de tout genre – fraude, voies de fait, vols – sont devenus de plus en plus graves. Sa connaissance des subtilités du droit criminel, elle, est devenue de plus en plus fine.

Lors de ses sorties de prison, il est retourné souvent chez ma mère. La peur qu’il la tue revenait. J’ai appelé le CLSC local pour tenter de faire envoyer un travailleur social chez ma mère. « Bonjour, j’aimerais savoir s’il est possible de mettre en place un P-38 pour ma mère… il me semble que de l’interner et la forcer à rencontrer un psy, ça l’aiderait. Est-ce que je peux mettre en place un interdit de contact entre mon frère et ma mère ? Oui, oui, c’est une adulte, mais comment vous expliquer… elle est sous son emprise. Elle n’a pas toute sa tête. Ils ont comme une relation de violence conjugale entre eux. » On ne m’a jamais rappelée.

En attendant l’inévitable

Je me suis réjouie, un jour, d’apprendre que les parents d’une de ses anciennes copines l’avaient incitée à porter plainte contre lui. Ses dernières frasques en matière de violence conjugale m’ont fait craindre le pire. Il a tué le lapin d’une de ses ex-conjointes dans un moment de rage psychotique induite par la drogue. C’était il y a deux ans. J’étais convaincue, à ce moment, qu’il pourrait tuer une personne. Après ce moment, je regardais compulsivement les sections justice et faits divers des journaux montréalais. Jusqu’à une journée récente où, pendant que je prenais le métro, son mug shot est apparu.

J’ai éprouvé une grande nausée. J’ai été soulagée d’apprendre que la tentative de meurtre avait échoué. J’éprouve évidemment beaucoup de peine pour la victime. Pour les gens qui lisent des journaux et qui font des commentaires sur les réseaux sociaux, c’est juste un fait divers : un vendeur de dope qui en tire un autre. Deux esti de déchets de la société.

Lorsque j’ai appelé la police pour tenter de comprendre ce qui s’était passé et donner du contexte sur notre enfance, on m’a dit : « Appelle ta mère, elle t’expliquera. » J’aurais aimé que, 20 ans plus tard, ils comprennent que ma mère ne me donnerait pas d’explications. Cette mère qui mettait à jour les statuts Facebook de son fils pendant ses séjours en prison ne risque pas de se remettre en question de sitôt. Elle respirera son dernier souffle dans le déni.

En tant qu’adulte, je suis capable de rationaliser le trauma qu’elle a elle-même dû subir, intergénérationnel ou dans un contexte conjugal, pour avoir reproduit cela avec son propre fils. Si c’était une étrangère, j’aurais beaucoup plus d’empathie pour elle. Mais je ne pourrai pas lui pardonner son indifférence quand la petite fille que j’étais la suppliait de faire quelque chose, parce que j’avais peur de ce qui pourrait lui arriver les soirs où elle buvait trop de jus.

Récemment, j’ai voulu prendre contact avec mon frère, pour lui dire qu’avec le recul, j’ai de la compassion pour lui. Mais son avocate de l’aide juridique n’a pas voulu me laisser lui parler. Ce n’était pas stratégique vu que j’avais été en contact avec la police.

Encore une fois, un système incapable d’apprécier les subtilités de la condition humaine : je n’ai pas le droit de vouloir protéger le public et ma mère et d’être présente pour mon frère. Celui qu’on m’a volé.

J’ai quand même demandé à son avocate de lui faire parvenir le message suivant, sans avoir la confirmation que cela a été fait : « Que je l’aime et que je pense à lui et à notre enfance et que je suis désolée de ce qui lui arrive. Que j’essaie de mener une vie heureuse et que j’éprouve de la culpabilité de m’en être tirée et pas lui. Que je me marie cet été et que j’espère donner à mes enfants ce que nous n’avons pas eu, nous, dans la famille dysfonctionnelle dans laquelle nous avons grandi. Je ne lui en veux pas pour tout ce qui est arrivé, car je comprends aujourd’hui que les adultes autour de nous ont échoué. Je lui souhaite de réussir à se sortir de cette souffrance qui l’a maintenu prisonnier de la rue de notre enfance. »

* Nous protégeons l’identité de l’autrice de cette lettre afin de ne pas révéler celle de son frère, ce qui pourrait nuire à son droit à un procès juste et équitable.

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