Depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale et la convocation de nouvelles élections législatives, la France est entrée en zone sismique. Les résultats du premier tour constituent une énième secousse avant un possible big bang.

À la suite de sa défaite aux élections européennes, le président Macron voulait redonner la parole aux Français pour leur permettre de clarifier la direction politique à prendre. C’est chose faite. Les Français se sont déplacés aux urnes en nombre et les messages sont clairs bien que divisés.

Le président Macron a fait un pari risqué. Il l’a d’ores et déjà en partie perdu. Si son parti ne s’est pas effondré, il devrait perdre près de la moitié de ses députés à l’Assemblée nationale.

En instrumentalisant le vieux clivage gauche-droite et en renvoyant dos à dos les extrêmes, il pensait incarner la stabilité des institutions et le centre politique avec le costume de sauveur d’un chaos qu’il a en partie généré. C’était sans compter sur le vent de mécontentement et de dégagisme qui souffle depuis longtemps contre lui. En un coup de baguette magique, l’apprenti sorcier Macron a donc torpillé le crédo politique qui l’a couronné. Même s’il lui reste quelques tours constitutionnels dans son chapeau présidentiel, il se retrouve dans une situation qui pourrait devenir ingouvernable.

L’extrême droite le vent en poupe

Guidée par le Rassemblement national (RN), l’extrême droite a, elle, le vent en poupe. Elle bénéficie d’un électorat galvanisé et de quelques millions d’électeurs potentiels supplémentaires avec le report de votes d’une partie de la classe politique et de gens prêts à collaborer avec ce parti devenu fréquentable aux yeux d’une partie des Français. Selon toute vraisemblance, l’extrême droite finira en tête du deuxième tour et pourrait prétendre à former le prochain gouvernement.

Deux cent quatre-vingt-neuf sièges : c’est le chiffre sur l’échelle de Richter de la politique française. Si elle l’atteint, l’extrême droite aurait alors une majorité absolue et serait en mesure de gouverner le pays pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce scénario du big bang est plausible même s’il n’est pas le plus probable actuellement.

Contrairement à ce que répètent certains chroniqueurs au Québec, l’extrême droite n’est pas une catégorie fantomatique. Et le RN et ses cadres en sont de dignes héritiers, en dépit d’un double discours, d’un programme lissé et d’une confusion savamment entretenue.

On a le droit de penser que leurs idées sont légitimes et qu’ils peuvent les exprimer dans l’espace démocratique, ce qu’ils font d’ailleurs abondamment appuyés par certains grands groupes de médias et autres passeurs d’idées qui relaient et normalisent leurs positions… jusque de ce côté-ci de l’Atlantique. On peut même défendre que le RN exerce le pouvoir s’il le gagne par la voie des urnes. Mais, bien que son électorat soit aujourd’hui plus large et hétérogène, il importe d’être clair et d’assumer le sous-texte de son programme ethnonationaliste, réactionnaire, sécuritaire et xénophobe. Un vote éclairé exige la transparence, et l’électorat, qui pourrait avoir bientôt l’occasion de s’en apercevoir, doit savoir dans quoi il s’engage.

Front républicain et nouveau Front populaire

C’est bien d’ailleurs parce que l’extrême droite, même dédiabolisée et avec ses airs de respectabilité, reste l’extrême droite qu’elle se retrouve une fois de plus face au « front républicain ». En dépit de l’effritement progressif de ce cordon sanitaire, il s’est traduit cette année par plus de 200 désistements de la part d’un des deux autres blocs, de gauche ou du parti présidentiel, dans les circonscriptions où les triangulaires devaient favoriser l’élection des candidats d’extrême droite. S’il est difficile de savoir ce que vont faire nombre d’électeurs lors de ces duels dans un tel contexte politique inédit, cela pourrait suffire à priver le RN et ses alliés des quelques dizaines de sièges les séparant d’une majorité absolue.

Dans ce contexte, à gauche, nommé en référence à son illustre prédécesseur de 1936, le « nouveau Front populaire » a-t-il une carte à jouer ? Il rassemble un attelage hétéroclite comprenant presque tout ce que la France compte à gauche avec La France insoumise (LFI), les communistes, les socialistes, les écologistes, etc. Même en seconde position, il est tout à fait possible que certaines de ces formations politiques finissent dans un gouvernement de coalition pluriel rassemblant la gauche jusqu’au centre droit qui pourrait alors se prévaloir de représenter une majorité de Français. En tout état de cause, ce ne sera pas avec LFI avec qui les divisions sur de nombreux sujets, dont Gaza et l’Ukraine, et le caractère radical de certains de ses membres, sont insurmontables. Pour les autres, des tractations semblent plus crédibles même si la réforme des retraites, la loi sur l’immigration et les politiques en matière d’écologie constituent des points de crispation majeurs.

Quoiqu’il arrive au second tour, on voit mal comment la France ressortira en meilleur état de cet épisode électoral improvisé. Une partie de la classe politique a érigé la radicalité en nouvelle norme qui n’est désormais plus confinée aux extrêmes du spectre politique.

La société française, quant à elle, semble plus divisée et polarisée que jamais au terme de ces élections. S’il n’y aura pas de « guerre civile », on peut s’attendre à des manifestations de violence de part ou d’autre à ;a suite des résultats. Au-delà, la France va selon toute vraisemblance entrer en terrain politique inconnu avec ce que cela comporte d’instabilité, de risques et peut-être aussi d’innovation ou de bricolage institutionnel. Comme souvent lorsque les éléments se déchaînent et que l’histoire s’accélère, on sait quand ça commence, mais pas jusqu’où cela peut mener.

Chose certaine, ce séisme politique, dont la magnitude est encore difficile à mesurer, montre combien la démocratie peut être un régime politique fragile. Dans certaines circonstances, elle semble incapable d’empêcher le tiers de l’électorat – donc une minorité du proverbial « peuple » – d’en prendre le contrôle et d’en subvertir l’esprit. On l’a constaté dans le passé et, plus récemment, aux États-Unis et ailleurs en Europe. Et même si cette fois, en France, le front républicain fait barrage à l’extrême droite, l’erreur serait de repartir comme si de rien n’était et d’ignorer la colère sourde de millions de Français, qu’on la considère comme légitime ou non. Ce qui nous rappelle un enseignement important de l’histoire politique : en dépit de l’image d’Épinal de l’ennemi extérieur, c’est souvent de l’intérieur que s’effondrent les démocraties.

*L’auteur s’exprime ici à titre personnel.

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