Dans les dernières semaines, le ministre de la Santé et des Services sociaux est entré dans un bras de fer avec les fédérations représentant les médecins spécialistes et les médecins omnipraticiens. Il est parvenu à un accord de principe avec les omnipraticiens le 13 juin. Le ministre cherchait notamment à imposer des activités médicales particulières aux spécialistes, ainsi que la prise en charge de patients orphelins aux omnipraticiens.

Cette énième bataille de titans qui s’est déroulée sous nos yeux et s’est réglée à la dernière minute, plongeant les usagers dans l’incertitude, est l’occasion pour la Ligue des droits et libertés (LDL) de proposer des éléments de réflexion supplémentaires.

Dans sa publication Le droit à la santé nous échappe !1, la LDL remet en question le mode de rémunération des médecins à la lumière du droit à la santé. Il va sans dire que le travail accompli par les médecins est essentiel au bon fonctionnement de notre système de santé, et nos réflexions n’ont pas pour but de remettre en cause le dévouement et la compétence de ces professionnelles et professionnels de la santé.

Néanmoins, la rémunération à l’acte est l’un des facteurs déterminants à la source des difficultés du réseau public de santé.

Il faut remonter l’histoire pour saisir l’origine du mode de rémunération des médecins au Québec : il date des années 1960, au moment de l’instauration du régime public de santé. Contrairement à la plupart des salariés professionnels qui œuvrent pour l’État québécois (juristes, ingénieurs, infirmières), les médecins ont toujours refusé d’être considérés comme des salariés et ont acquis en 1970 le statut de travailleurs autonomes.

Incitatifs lucratifs

Comme les médecins ne sont pas des employés de l’État, ce dernier ne dispose que de très peu de pouvoir de direction à leur égard. Contrairement aux autres professionnels à l’emploi de la fonction publique, il ne peut pas autant les contraindre à exercer où c’est nécessaire, quand c’est nécessaire. En outre, le mode de rémunération à l’acte est susceptible de constituer un incitatif à prodiguer des soins non nécessaires si ceux-ci sont payants⁠2, ou inversement, à négliger des actes utiles parce qu’ils sont moins lucratifs. Autrement dit, la rémunération à l’acte pose le risque d’orienter la pratique médicale en fonction d’incitatifs lucratifs.

De fait, en 2020-2021, 72 % et 86 % des revenus versés aux omnipraticiens et aux médecins spécialistes provenaient d’une facturation des actes effectués⁠3. Cela rend excessivement difficile la planification des coûts que représente leur rémunération dans le budget global de la santé et des services sociaux. L’enveloppe budgétaire qui y est consacrée a augmenté de façon significative au cours des dernières années et constitue une proportion importante du budget annuel accordé à la santé par le gouvernement du Québec.

La rémunération à l’acte soulève ainsi des enjeux d’affectation des ressources budgétaires destinées à la santé et aux services sociaux, et d’accessibilité de certains soins médicaux. Dans son Observation générale n14 sur le droit à la santé, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies avertit qu’une « mauvaise affectation des ressources peut aboutir à une discrimination qui n’est pas toujours manifeste ».

En ce sens, plusieurs experts⁠4,5 recommandent un mode de rémunération différent, comme un salaire fixe, qui permettrait un meilleur accès aux soins, une réduction des tests et des actes par patient, des consultations plus longues, une meilleure satisfaction des patients ainsi que plus de soins préventifs sans toutefois affecter le volume ou la qualité des soins.

Certains médecins empochent chaque année des centaines de milliers de dollars issus des fonds publics. Ils sont rémunérés généreusement et de façon disproportionnée par rapport aux autres intervenants essentiels de la santé et des services sociaux, à une époque marquée par l’appauvrissement de la majorité de la population.

Il y a plusieurs années, ces médecins ont obtenu le droit de se constituer en personnes morales, ce qui leur a permis d’accéder à toute une série de mesures fiscales inédites et avantageuses dans l’exercice de leur entrepreneuriat.

Comme le déplorait la LDL dans Le droit à la santé nous échappe !, « l’entrepreneur-médecin navigue sur une mer brumeuse qui ne maintient aucun cap sur les droits humains ». À l’heure où des centaines d’organisations et une multitude de citoyennes et citoyens appellent à préserver et renforcer un système public de santé et de services sociaux, il est crucial d’examiner sérieusement l’impact du statut d’emploi et du mode rémunération des médecins sur le réseau public.

1. Lisez Le droit à la santé nous échappe ! 2. Lisez « Pour une réduction des examens et des traitements inutiles en santé » 3. Consultez la Base de données nationale sur les médecins — données sur les paiements, 2021-2022 4. Lisez « La rémunération médicale au Québec : un problème à régler » 5. Lisez « Rémunération médicale et gouvernance clinique performante : une analyse comparative » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue