Le jour J a été le moment où le Canada est devenu un pays qui comptait. Comment pouvons-nous rendre justice à cette histoire 80 ans plus tard ?

Il y a 80 ans ce mois-ci, une force armée américaine, britannique et canadienne est partie de Grande-Bretagne pour lancer un assaut difficile sur le nord-ouest de l’Europe afin de libérer les peuples opprimés de leurs envahisseurs nazis. Les généraux alliés étaient inquiets.

Pendant des mois, ils avaient bûché sur les multiples ébauches de l’opération, rassemblant les moyens militaires et élaborant des supercheries complexes pour tromper les forces d’Adolf Hitler sur le lieu de la véritable attaque. Et pourtant, les généraux estimaient alors que la force d’assaut amphibie n’avait qu’environ 50 % de chances de survivre à la bataille à venir sur les plages de Normandie en France.

L’histoire du monde aurait été bien différente s’ils avaient échoué. Les défenseurs allemands avaient passé des années à construire le « mur de l’Atlantique » le long de la côte française, avec des milliers de kilomètres de fortifications en béton protégées par des garnisons et armées jusqu’aux dents. Si la défense avancée était parvenue à encercler les Alliés et à les piéger sur les sites de débarquement en Normandie, les régiments blindés auraient porté le coup de grâce en contre-attaque. À la suite d’une telle défaite alliée, les forces allemandes auraient probablement pivoté, déplaçant des formations blindées et d’infanterie vers leur front oriental qui s’effondrait, là où l’Armée rouge progressait à toute allure. Les Allemands auraient peut-être tenu tête aux Soviétiques, mais ils auraient probablement péri dans un massacre d’une fureur inimaginable. À la fin de la campagne, les Soviétiques auraient occupé l’Allemagne, puis toute l’Europe occidentale, tandis que les forces alliées occidentales, meurtries, auraient assisté à cette avancée, impuissantes, depuis la Grande-Bretagne.

Au lieu de cela, l’opération Overlord – généralement connue aujourd’hui sous le nom de jour J – a été un succès, même si elle a eu un coût terrible et sanglant. Elle a marqué le point culminant, après des années, de la naissance du Canada comme pays important, soutenant ses principaux alliés et défendant ses propres intérêts nationaux, tout en faisant montre d’une puissance martiale et industrielle surprenante en dépit de sa taille relative.

Loin de la menace immédiate, le Canada était néanmoins entré en guerre au côté de la Grande-Bretagne contre l’Allemagne nazie en septembre 1939. Lorsque les armées hitlériennes ont conquis la France et l’Europe occidentale en juin 1940, renvoyant des forces britanniques en lambeaux et ensanglantées sur leur île, le dictateur de l’Union soviétique, Joseph Staline, n’était que trop heureux de se joindre aux nazis pour célébrer la chute de la Pologne. Déjà unis par un pacte de non-agression, Hitler et Staline auraient pu se partager l’Europe, surtout si les États-Unis étaient restés neutres.

Heureusement pour le monde, le Führer nazi méprisait le communisme. Quand la Grande-Bretagne a survécu à l’assaut des bombardiers allemands sur ses villes, qui ont tué 40 000 Britanniques dans d’incessants assauts aériens, Hitler s’est retourné contre Staline en envahissant la Russie en juin 1941. Les Soviétiques sont alors devenus les partenaires improbables des démocraties occidentales dans un changement d’alliances digne du roman 1984 d’Orwell.

À un continent de distance, les Canadiens ont alors renforcé leur économie de guerre et se sont tournés vers les États-Unis pour conclure un pacte de défense nord-américain et stimuler l’économie. Le Canada s’est révélé un bon allié pour les Américains, surmontant les difficultés liées à des divergences de vues dans la lutte contre la coalition des fascistes qui, à ce moment-là, comprenait l’Italie et le Japon.

Engagé dans un effort de guerre totale, le Canada est devenu un important fournisseur d’armes pour la Grande-Bretagne, les Soviétiques et ses propres forces armées en pleine expansion. Plus de 16 000 avions, 850 000 camions militaires et véhicules blindés, et des dizaines de millions d’obus ont été produits dans les usines canadiennes.

Des denrées alimentaires essentielles ont été cultivées, les agriculteurs canadiens nourrissant leurs alliés. Des montagnes de minéraux ont été extraites, notamment de l’uranium pour le programme américain de bombes atomiques, ainsi que de l’aluminium et de l’hydroélectricité pour l’industrie américaine. Après la Grande-Bretagne, l’Union soviétique et les États-Unis, le Canada a été le quatrième producteur allié de matériel de guerre dans la lutte contre les fascistes.

Le Canada est alors également devenu une puissance militaire. Dans un pays de seulement 11,5 millions d’habitants, près de 1,1 million d’hommes et de femmes ont servi en uniforme : d’abord pour défendre les côtes Est et Ouest, y compris le dominion de Terre-Neuve ; ensuite, après l’entrée en guerre des États-Unis en décembre 1941, pour défendre le nord ; et enfin, dans la lutte armée outre-mer.

La Marine royale canadienne et la flotte marchande du Canada ont servi sur les mers du monde entier, mais surtout, elles ont assuré le ravitaillement de la Grande-Bretagne. De courageux navires ont affronté les sous-marins ennemis qui cherchaient à affamer la Grande-Bretagne pour qu’elle se soumette. Ces efforts ont échoué grâce à la bravoure, à la ténacité et à l’habileté des marins canadiens.

Dans l’Europe occupée par les Allemands, les bombardiers lourds de l’Aviation royale canadienne (ARC) ont attaqué sans relâche les infrastructures et les industries ennemies, ainsi que tous ceux qui étaient pris sous le feu des bombes.

L’armée canadienne a subi des défaites lors de la bataille de Hong Kong en décembre 1941 et à Dieppe en août 1942. Mais elle s’est tenue aux côtés des forces américaines et britanniques lors de l’invasion musclée de la Sicile en juillet 1943. Plus de 90 000 Canadiens ont combattu sur le continent en Italie à partir de septembre 1943, forçant Hitler à détourner de précieuses ressources vers le front sud.

Mais c’est le jour J que les trois armées canadiennes se sont unies en plus grand nombre pour l’attaque désespérée contre la forteresse européenne des nazis en Normandie. Au-dessus des plages, des centaines de chasseurs de l’ARC ont assuré une couverture élevée, tandis que 126 navires de guerre de la MRC protégeaient les péniches de débarquement qui transportaient les Canadiens jusqu’à Juno Beach.

Ce débarquement, entre les secteurs britannique et américain, a fait du Canada un véritable pays aux yeux de ses deux principaux alliés.

Dans les minutes qui ont précédé leur arrivée à Juno Beach, ces jeunes Canadiens ont fait face à leur propre mortalité, contemplant la violence inimaginable qui les attendait, tandis que le vomi maculait leurs bottes et que les balles des mitrailleuses résonnaient sinistrement sur la péniche de débarquement faite d’acier.

Le 6 juin 1944, vers 8 h du matin, les portes se sont ouvertes, et les Canadiens de tout le pays – Anglais, Français, néo-Canadiens et Autochtones se sont lancés à l’assaut d’un déluge de balles, de bombes et d’obus ennemis. Le carnage a été effroyable. Pourtant, au milieu de cette tempête d’acier, les Canadiens se sont frayé un chemin, parfois sur les cadavres de leurs camarades. À la fin de la journée, les Canadiens avaient avancé plus loin que toute autre force alliée, mais au prix de près de 400 morts et de 700 blessés.

La plupart des Canadiens qui débarquèrent ce jour-là ne revinrent jamais à Juno Beach, continuant à avancer vers l’intérieur des terres dans des combats brutaux et éreintants. Ce groupe de survivants du jour J, qui ne cessait de s’amenuiser, a libéré les Français à la fin du mois d’août, puis a poursuivi sa progression vers le nord, libérant les Belges et, à la fin de la guerre, les Néerlandais affamés.

Après la victoire des Alliés en 1945, le Canada avait perdu 45 000 de ces citoyens. Aujourd’hui, pour un pays quatre fois plus populeux, l’équivalent serait de plus de 150 000 morts. Lorsqu’un million d’anciens combattants sont rentrés chez eux, ils ont reconstruit la nation. La plupart d’entre eux ont pris cette responsabilité au sérieux, secoués parfois par les chocs violents provoqués dans le monde entier par les contrecoups de la guerre, notamment avec les horribles révélations sur l’ampleur de l’Holocauste, une crise des réfugiés sans précédent en Europe, le processus sanglant de la décolonisation et la guerre froide naissante.

Et pourtant, à l’issue de cette période de grande crise, le Canada était devenu un pays important – une puissance militaire de premier plan et un géant industriel.

Aujourd’hui, 80 ans plus tard, alors que la génération des Canadiens qui ont servi pendant la Seconde Guerre mondiale a pratiquement disparu, on peut se demander ce qu’elle pourrait nous apprendre dans un monde en proie à des fractures et à des lignes de faille similaires – de guerres qui font rage et des alliances qui s’effilochent, d’un sentiment de sécurité chimérique en Amérique du Nord quand d’autres se sacrifient sur les lignes de front pour la liberté. En effet, on peut se demander sur quelles plages du futur les Canadiens seront prêts à mourir pour défendre les autres et libérer les opprimés.

Cette lettre d’opinion a d’abord été publiée en anglais dans le Globe and Mail le 1er juin dernier.

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